Excellence de l'aventure, misère de la théologie

Première œuvre de Xavier Dorison et Alex Alice, il faut d'abord reconnaître au "Troisième Testament" qu'il atteste de la grande précocité des co-auteurs et les prédestinait à la grande carrière qu'ils connaissent tous deux. Lorsqu'ils signent le tome 1 de la tétralogie, ces derniers sont encore des étudiants en école de commerce de 23 et 25 ans. Leur talent est pour le moins impressionnant tant il est clair que cette saga a nécessité un long travail scénaristique, artistique, de documentation historique etc. Sur ces aspects "Le Troisième Testament" présente des qualités indéniables !
Il faut en outre souligner que le genre ésotérique, aujourd'hui saturé, était en fait relativement innovant en BD à l'époque (le 1er tome parait en 1997). Evidemment l'œuvre s'appuie tout de même sur des références, qui sont au reste bien trop évidentes, mais qu'on peut aisément pardonner aux jeunes auteurs-étudiants : en l'occurrence, Conrad de Marbourg épouse parfaitement les traits de Sean Connery en Guillaume de Baskerville du Nom de la Rose, et Elisabeth d’Elsenor est une Lara Croft du Moyen-Age bien assumée.


J'attribue le succès de cette série - et par la suite, des auteurs - à cette accumulation d'ingrédients de blockbuster, certes très conventionnels mais ici réussis : une aventure rythmée qui nous emmène aux quatre coins du globe, des paysages médiévaux splendides tantôt chatoyants tantôt lugubres, des scènes d'action spectaculaires, une dose de fantastique, des enjeux ésotériques mystérieux au nom desquels s'engagent des héros bien plus modernes que leur époque.


Mais on touche là au gros défaut de la saga : si "Le Troisième Testament" est bien un pilier fondateur du genre ésotérique en BD, il est aussi hélas la préfiguration de ce que deviendra ce genre littéraire, qui pour les besoins de l’intrigue est trop souvent traité de façon assez caricaturale et ubuesque, à destination d'un public dénué de culture religieuse qui aime se complaire dans les clichés que lui livrent les œuvres de divertissement.


Rappelons, en l'occurrence, quelques éléments théologiques de base sur les deux Testaments du point de vue chrétien, qui devraient être le cadre dans lequel l'aventure se déroule :
- Depuis l'origine du monde, Dieu se manifeste aux Patriarches puis au peuple d'Israël par la voix des Prophètes et par l'alliance qu'il noue avec lui, ce dont le peuple juif fait mémoire en rédigeant de nombreux livres, qui rassemblés constituent l'Ancien Testament.
- Suite à l’Ascension de Jésus Christ, certains de ses apôtres entreprennent de retracer sa vie, les miracles qu'il a faits, son enseignement, sa mort et sa résurrection, jusqu'à l'ascension, puis dans les Actes des Apôtres, les balbutiements des premières communautés chrétiennes. Enfin, l'Apocalypse de Jean, texte allégorique plus énigmatique - ce qui est bien pratique pour les auteurs qui en citent régulièrement des versets par l’entremise de leurs personnages pour justifier tout et n'importe quoi. Tous ces livres rassemblés constituent le Nouveau Testament.


Dès que l'on connait un peu ces éléments de base, le scénario tombe assez tôt dans des incohérences assez criantes :
- Alors qu'il est manifeste dans tous ces textes que Dieu cherche à communiquer avec les hommes, jusqu'à s'incarner lui-même, et que le but de ces livres est d'être la médiation de sa parole, ce Troisième Testament serait un texte que Dieu délivre aux apôtres précisément dans le but de le cacher à la vue de tous ? Ou pire, de le laisser accessible à certains élus ? C'est à peu près l'inverse de ce qu'on peut attendre d'un Dieu dont Jésus lui-même a dit : "ce que Tu as caché aux sages et aux savants, Tu l’as révélé aux tout-petits"... Un peu gênant…
- Ajoutez à cela la caricature, relativement répandue aujourd'hui, d'une Eglise médiévale mafieuse dont la seule obsession serait de maintenir la populace dans l'obscurantisme pour conserver son pouvoir temporel. C'est oublier un peu vite qu'à la fin du XIIIe siècle sont déjà passés les Pères de l'Eglise, le gnosticisme et le pélagianisme sont condamnés depuis un millénaire, et surtout que Thomas d'Aquin est en cours de canonisation. L'Eglise ne craint ni la raison ni la connaissance, c'est au contraire la première religion qui ose s'y confronter. Par ailleurs les conciles sont fréquents à cette époque pour affiner le dogme ; il est beaucoup plus intuitif de penser que l'irruption d'un nouveau texte, apocryphe ou non, aurait plutôt intéressé les théologiens de l'époque, sans doute suscité leur méfiance, mais pas effrayé d'office. Au reste, les horreurs de l'Inquisition sont justement commises à ce titre, pour réunifier toute l'Eglise sous une même et unique Vérité, définie par le Saint Siège. Or ici le héros, censé être un théologien de premier rang, ne semble pas maîtriser grand-chose de tout cela et patauge généralement dans des dictons un peu fumeux...


A cet égard, « Le Troisième Testament » suit une logique à l’exact opposé du « Nom de la Rose » : chez Umberto Eco, le héros ne craint ni la Raison ni la Poétique d’Aristote, cause des crimes, puisqu’en tant que croyant il sait que la parole de Dieu ne peut être confondue. Le cœur de la foi chrétienne est précisément de croire que le Christ a déjà vaincu la mort, qu’il est déjà ressuscité. Chez Dorison, quels curieux croyants que ces héros qui s’inquiètent que la parole de Dieu soit révélée, quand bien même cette révélation serait faite au Malin…


Malgré ces lourds écueils, l'aventure est belle et j'espérais durant la lecture que le scénario finisse par offrir une belle leçon de spiritualité ou d'humanité. Hélas Dorison n'est pas Tolkien, et la jolie mais fade Elisabeth n'a rien de Frodon le Hobbit. Femme indépendante, guerrière, rationaliste et manifestement plutôt sceptique sur la spiritualité - plutôt étonnant pour une orpheline élevée par un archevêque -, Elisabeth est plutôt l'archétype de l'héroïne moderne, qui balade ses jambières et son décolleté dans la vieille Europe du XIVe siècle… Curieux mélange qui rend ce personnage complétement anachronique et gêne régulièrement l'immersion du lecteur, ce qui est d'autant plus dommage que tous ces traits de caractère n'étaient absolument pas utiles à l'intrigue.


A titre personnel je me demande si les bribes de réussite ne sont pas finalement du fait d’Alex Alice, qui est aujourd'hui moins célèbre que Dorison alors qu'il a par la suite scénarisé avec un grand talent des œuvres dans ce même genre d’univers – Siegfried, puis Le Troisième Testament - Julius, déjà bien plus spirituel que la saga dont il est la préquelle.


Finalement cette tétralogie m’aura tout de même posé une question intéressante : l’ésotérisme peut-il avoir quelque chose à voir avec la foi chrétienne ? A mon avis les rares œuvres qui ont réussi à aborder symboliquement cette question sont celles qui, comme chez Tolkien, révèlent que le plus proche de la Vérité n’est jamais celui qu’on croit…

Wlade
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le 17 févr. 2021

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