Pfiouuuu... Oui, il fallait bien commencer par une onomatopée tant la merveilleuse BD de Franquin dont il est question ici en est remplie, qui plus est, en utilisant des lettrages d'une inventivité graphique qui égale, si ce n'est dépasse, l'infinie variété des sons qu'ils représentent.
Et donc où en étais-je? Ah oui, Pfiouuuu, donc...
Pfiouuu, parce que c'est difficile pour moi de m'attaquer à la rédaction d'un billet vis à vis de la BD qui me tient sans doute le plus à cœur.
Voilà 10 ans que je suis sur SensCritique et que Gaston trône tout au dessus de mon top BD, et pourtant, pas la moindre ligne de ma part sur le chef d'oeuvre d'André Franquin.
J'ose pas! Il y a trop de trucs qui y sont attachés.
L'idée d'écrire un texte qui puisse à la fois exprimer les qualités du travail de Franquin et la charge émotive qui est associée pour moi à l'univers de Gaston me dépasse à peu près autant que le courrier en retard de la rédaction du beau journal de Spirou pour Gaston.
Alors forcément, en bon fan de notre héros sans emploi, j'ai préféré remettre ça à plus tard... Et puis, ben tout ça s'est accumulé dans ce coin de mon cerveau où je range les trucs à faire plus tard que je ne ferai probablement jamais et qui est tellement rempli de choses qu'on y retrouve presque plus rien. Avec le temps, c'est devenu une masse informe de machins agglomérés par la colle de la paresse, et des rêveries. On y trouve des vieilles idées qui ne ressemblent plus à grand chose, des velléités d'écritures de nouvelles, de scénarios ou de romans, des projets avortés à la pelle,... Mais il y a quand même des trucs trop grands pour que ce soit complètement enfoui sous la masse informe des projets mis de cotés ou rongés par l'oubli au point qu'ils ne ressemblent plus à rien depuis longtemps.
Parmi les quelques trucs qui dépassent encore de ce marasme de la pensée, en attente d'un sauvetage, il y a le géant de la gaffe, Gaston, et son auteur bien sûr, qui continuent à se rappeler à mon bon souvenir régulièrement.
Alors, vu que c'est un projet qui ne demande pas autant d'efforts que les autres géants immobiles me fixant de leurs yeux tristes, je le sors de ma cave à projets oubliés et referme la porte sur les cris des autres idées qui attendent que je veuille bien faire un minimum d'effort depuis si longtemps.

Allez zou, on s'y met! Mais rapidement, je pousse un Pfiouuu de plus, parce que franchement, je ne sais pas trop par où commencer.
Peut-être par le commencement, en tout cas en ce qui me concerne...

Comme beaucoup, j'ai appris à lire à travers la BD et particulièrement les aventures de Tintin (et il faudra un jour que je rende un petit hommage à la série d'Hergé, mais Tintin et son auteur attendront encore un peu dans ma cave mentale à projets), mais assez vite une autre BD s'est imposée comme étant ma préférée: Gaston.
Je pouvais, même au plus jeûne âge, m'identifier avec cet étrange personnage rêveur capable d'en ressortir à des trésors d'inventivité, et assez paradoxalement a des efforts colossaux, pour éviter toute forme de travail. Je ressentais la même chose que Gaston, lorsque forcé de fréquenter les tristes bancs de l'usine à fabriquer les futurs travailleurs dociles qu'on a préféré renommer école pour donner l'illusion que c'en était pas une, d'usine, au fond, je m'évadais dans mon monde intérieur uniquement pour être ramené brusquement à la réalité par un professeur que je ne pouvais qu'associer à Prunelle me sortant en sursaut de ma bienheureuse rêverie par un: "Samuel il faut te concentrer! ". Il ne manquait qu'un RONTUDJUUU de bon aloi pour parfaire le tableau.
Bref, à l'époque, je me sentais un peu comme Gaston. Le fait que je sois devenu un employé de bureau, qui plus est, capable d'user de trésors d'inventivité pour éviter le travail (mais chut), ne fait que renforcer une similitude qui était déjà plus que flagrante à l'époque, et que je me plais sans doute à cultiver, soyons franc.
Gaston (et donc Franquin) fut sans doute le déclencheur de mon goût immodéré pour la farniente, ou tout du moins m'a permis de cultiver mon amour impérieux de la glande cosmique (soyons honnête, j'avais sans doute un petit don pour la chose à la base).
De plus, ça m'a permis d'éviter de m'attacher à des idées aussi burlesques sous leurs dehors sérieux que l'ambition professionnelle et m'a permis de rire à gorge déployée dés que quelqu'un invoque la "valeur travail".

Mais surtout, j'aimais et j'aime toujours Gaston, parce que c'est un anti-héros.
Franquin l'a voulu ainsi, notre bon Gaston, en basant les traits de sa personnalité sur de nombreux aspects de la contre-culture de l'époque et particulièrement de la génération beat. Franquin fait de Gaston, un écolo défenseur de la cause animale, un pacifiste convaincu, un rêveur prince du glandouillage érigé au rang d'art, puisant une partie de son apparence (col roulé et Jeans) et de sa philosophie de vie, comme son comportement nonchalant, chez les beatniks.

Franquin en fait dés le départ un personnage décalé et différent des héros de BD de l'époque.
Contrairement aux héros de l'époque qui vivaient de trépidantes aventures, notre brave Gaston évolue dans un univers ordinaire fait de petites choses du quotidien. Et pourtant, ce quotidien, dérape toujours très vite dès qu'il est dans les parages. La normalité se fait la malle et se carapate quatre à quatre pour ne pas être prise dans la tornade que Gaston trimballe avec lui partout où il se rend.
Contrairement aux héros de l'époque qui arrivent toujours pour régler les problèmes et laissent le monde dans un état plus stable ou lui rendent son statu-quo, Gaston est l'élément perturbateur qui met son univers sans dessus dessous et y introduit un chaos salutaire et bienvenu. Tout devient bordélique avec lui. Mais tout devient plus vivant, plus créatif, et moins attendu également.
Contrairement aux héros de l'époque, Gaston est amoureux! Mais sans oser vraiment le dire. En plus, Mademoiselle Jeanne n'est pas une femme n'ayant que des qualités ou qui semble sortie directement d'un magazine en se conformant à l'image de la féminité telle qu'on essaye de la vendre. Non, Mademoiselle Jeanne est une femme plutôt ordinaire, sauf pour Gaston bien entendu dont les rêves vont plus loin que ce qu'on lui impose dans les magazines.

Il est différent des autres héros, Gaston. Il nage à contre courant, mais sans s'enorgueillir pour autant. Il est subversif jusqu'au bout des traits, mais avec une bonhomie, une humanité dont il ne se départit jamais. La rébellion tranquille quoi.
Gaston transforme le triste endroit dans lequel il est obligé de passer l'essentiel de son temps en un immense terrain de jeu.
Il détourne la fonction de chacun des objets présents dans cet environnement destinés au sacro-saint rendement et au dieu productivité pour un autre usage: Les classeurs deviennent des logements pour souris, les téléphones des bilboquets géants, les fauteuils de bureau à roulette se muent en véhicules pour faire la course au sein des couloirs, les tonnes de courriers en retard se transforment en fauteuil confortable ou deviendront des galeries impénétrables, nécessitant du matériel de spéléologie pour oser s'y aventurer, cachant au plus profond un endroit paisible destiné au meilleur sommeil qu'on puisse avoir, celui qu'on a volé, celui qui est interdit.
Le lieu est utilisé pour faire de la musique, des expériences de chimie amusante ou de cuisine avant-gardiste dont on ne sait jamais vraiment où commence l'une et où finit l'autre, ou à faire des élevages d'animaux de tous types, bref, pour tout sauf pour travailler.
Gaston n'est pas un paradoxe près, parce que mine de rien, il bosse très durement! Il suffit de compulser une liste de ses inventionspour s'en convaincre. Mais il ne travaille jamais dans le cadre de sa fonction première d'employé de bureau. Il subvertit sa fonction, la dépasse, la détourne et toujours s'en amuse, et nous aussi par la même occasion.
Et que dire de ces contrats, symbole ultime de ce monde d'hommes d'affaires trop sérieux, sur lesquels Franquin s'acharne avec un bonheur évident par l'intermède de son héros? Du pur bonheur, voilà ce que je dis! Surtout quand les seuls contrats de la série signé par De Mesmaeker le seront avec Gaston pour des inventions de son cru. Une manière de dire que seule l'imagination mérite une récompense de la part de Franquin?
Même lorsqu'il essaye d'aider à l'organisation du travail, l'inventivité de Gaston déborde du cadre trop propre du milieu du travail et devient vecteur des catastrophes les plus amusantes.

La résistance de Gaston face à l'autorité, et sa mentalité frondeuse se retrouve dans beaucoup d'aspects de la série, mais particulièrement au sein du bureau dans un épisode qu'on nommera la guerre des boites de conserve menée face à Fantasio, et en dehors du bureau dans une autre guerre, des parcmètres cette fois-ci, lorsque Gaston et ses amis feront tourner en bourrique le flic Longtarin.

C'est tout ça et tellement d'autres trucs qui me font lire et relire régulièrement les aventures rocambolesques de cet apôtre en pull vert de l'imagination, de la rêverie, et incarnation presque vivante sous les traits de génie de son créateur de la paresse la plus noble.

Parce que derrière Gaston, il y a André Franquin bien sûr et Jidéhem aussi ne l'oublions pas non plus. André et sa science du mouvement au sein des cases époustouflantes, son attention aux détails qui relève presque de la psychiatrie à ce niveau, sa capacité à faire naitre le rire à travers une simple expression de visage, son travail graphique qui s'applique aussi au texte, et particulièrement à ces signatures de bas de page en forme de clin d'œil au gag qui tiennent du génie et qui le prolonge encore un peu (au point qu'on a fait un livre-interview, dans lequel on demande à Franquin de revenir sur chacune des signatures, qui s'appelle Signé Franquin et que je vous conseille fortement pour découvrir un peu plus l'homme).
Et puis, on y trouve un humanisme radical où les gaffes de Gaston résonnent comme des attentats de Franquin (à coup d'explosions rigolotes, mais d'explosions quand même) destinés à déstabiliser cet environnement inhumain et bien trop sérieux qui confisque chaque jour une part de nos vies qu'on appelle boulot ou travail, et bien sûr avant tout à faire exploser nos zygomatiques et que les éclats de rire retombent sur le monde en espérant qu'ils puissent le rendre un peu meilleur... Ne fut-ce que pour un moment...

Je me dois donc de remercier Gaston et son créateur pour tous ces éclats de rire depuis ma chambre d'enfant jusqu'à aujourd'hui et pour ce soutien constant aux fainéants magnifiques qui éternuent par allergie au mot travail, aux grands enfants de 20 ans et plus, aux rêveurs impénitents, aux inventeurs barrés d'inventions inutiles, au cuisiniers expérimentaux qui ont déjà tenté une morue aux fraises, aux joueurs de bilboquets fous, aux gens qui portent d'étranges déguisement et à qui on dit: "oui, mais si on danse? ", à ceux qui ne peuvent s'empêcher de voir à chaque coin de rue des sucettes géantes à la place des panneaux routiers et qui rient dès qu'ils approchent d'un parcmètre, et à ceux qui refuseront éternellement de faire sérieusement des choses sérieuses.

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le 30 sept. 2022

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