Dans la même veine que l'album précédent, Les Bijoux de la Castafiore fait de nouveau tabula rasa. Là où avant régnait le désordre ou l'harmonie, désormais régnera un harmonieux désordre : Hergé déstructure les codes qui ont fait son succès pour mieux s'en amuser.
Oubliez les aventures à travers le monde à la recherche d'indices pouvant mener à un méchant vraiment pas gentil, cette fois-ci il n'y aura pas d'ennemis mais il faudra tout de même 62 pages pour quadriller Moulinsart afin de s'en rendre compte. Sur ce point, Les bijoux de la castafiore ressemble à s'en méprendre au diptyque Le secret de la licorne/Le Trésor de Rakham le Rouge pour son côté évident (le trésor était sous leur yeux depuis le départ comme la pie apparaît dès la première case) et à Objectif Lune pour son côté huis-clos intriguant. A la différence que cette fois-ci, ils ne bougent pas du château et que l'ennemi n'en est pas vraiment un. Deux habitudes revisitées.
Oubliez la farandole de personnages dont l'utilité pouvait être remise en cause, ils auront tous désormais un rôle important à tenir dans l'enquête sur le vol des bijoux. Des Dupond/t qui mènent l'enquête avec les habituelles difficultés au perroquet du capitaine, tous participeront, de près ou de loin, au grand n'importe quoi ambiant. Tous seront également des suspects potentiels qu'il conviendra de faire passer au crible de nos doutes et nos préjugés. Des Romanichels coupables d'être eux-mêmes à l'accompagnateur Wagner coupable de vouloir prendre l'air, aucun d'entre eux ne sera épargné. Tout au long de cette fausse aventure, Hergé s'amuse avec nos travers pour finalement leur tordre le cou. Nouvelle règle.
Le renversement des rôle est également assez stupéfiant quoique bienvenu. Pour comprendre, il faut remonter de deux albums dans le temps ("Coke en stock", cf ma critique : http://www.senscritique.com/bd/Coke_en_stock_Les_Aventures_de_Tintin_tome_19/critique/31030411). Jadis Haddock monopolisait le fil humoristique à grand renfort de maladresse, dorénavant il sera l'objet de toutes les farces à son insu ! Et pour mettre ses nerfs à grande épreuve, Hergé ne trouvera rien de mieux que de le coller sur un fauteuil roulant ! S'en suivra un défilé des pires emmerdeurs qui viendront tester le self control du vieux marin et qui donneront lieu à des scènes drôlissimes. Haddock n'est plus la clé de voute humoristique de la série, il en est la victime. Nouveau renversement.
Depuis Tintin aux pays des Soviets, la femme n'a jamais vraiment eu sa place dans l'univers Hergéen. Dominé par les hommes, la grande aventure du jeune reporter a souvent suscité les interrogations les plus indiscrètes et les inventions les plus farfelues. Mais voilà Castafiore. Du haut de ses talons, ses formes généreuses, ses bijoux étincelants et son brushing parfait chamboulent le microcosme Tintinesque. D'un caractère bien trempé, elle remet l'ordre quand tout part en sucette (la scène où elle sermonne tout le monde à tour de rôle est fabuleuse). D'une perspicacité toute féminine, elle juge rapidement ses hôtes et voilà comment elle en parle :
Selon elle, Haddock est un "... vieux loup de mer, un peu bourru au premier abord, mais qui cache sous cette rude écorce une âme simple de grand enfant un peu naïf" et suite à une remarque sur sa tenue vestimentaire, le capitaine s'habillera comme un dandy jusqu'à la fin de l'album. Réaction d'enfant qui se fait gronder ou prendre sur le fait (p.55 / 56), Castafiore dira une nouvelle fois de lui qu'il est "un grand enfant". Tout le monde qui gravit autour d'elle n'est pas resté indifférent : Tournesol en tombe amoureux, Irma est dévoué toute entière à sa cause, Wagner la fuit... Même la couverture lui est consacré. Quand tout le monde autour est plongé dans l'obscurité, elle, rayonne sous un projecteur habillé de couleurs vives et on entendrait presque sa voix qu'aucun protagonistes n'oseraient étouffer. Le message est clair : quand une femme parle, on se tait. Figure de la femme-mère, elle justifie à elle seule le choix d'Hergé d'éloigner toute femme de son équipe. Changement le temps d'un épisode.
Même les dessins sont revisités. Suite à une invention du Professeur Tournesol, les dessins sont littéralement transformés en bouillie psychédélique pendant plusieurs cases (p.48 à 50) et suite à quoi Hergé s'amusera à transgresser les codes qu'il s'était fixé pour en faire une auto critique à la septième case de la page 50. La ligne claire en prend également pour son grade dans l'une des scènes les mieux dessinée de la série bien qu'elle sorte de son cadre (p.40, notamment les cases 9 et 10 tout simplement époustouflantes).
Le suspens reste entier jusqu'au twist final, le rythme des gags est idéal et la critique des mœurs est intact. Absolument tout est parfait dans cet album qui mérite sa première place dans le cœur des Tintinophiles, bien que pour moi il n'est pas le plus représentatif de l'univers qu'a créé Hergé. Un indispensable.
J'arrête de m'étendre sur le sujet, il ne faudrait quand même pas que je rate le Vol 714 pour Sidney !