Les violences s'accentuent dans cet épisode, manière de maintenir les tensions dans un cadre historique et géographique déjà bien exploité. L'inconvénient, c'est que, parmi les Blancs au moins, la férocité domine, et on peut se demander comment, à ce train-là, le Nouveau Monde a pu passer pour une Terre Promise au point d'y attirer tant de monde. Afin de ne pas tout jouer sur les coups de fusil et de canon, les auteurs ont choisi de mettre hors course le vilain pasteur (pas si effrayant que ça au regard de ce que l'on nous faisait pressentir à la fin du tome précédent, y a un peu d'arnaque de ce côté-là) grâce aux talents oratoires d'Emie, qui retourne l'opinion des villageois comme une crêpe en cinq minutes, ce qui me paraît peu crédible et trop facile.

Après quoi, l'affrontement avec les déserteurs, puis avec les Anglais, fait couler le sang et monter le suspense. On en découvrira les motifs et les péripéties, soutenues dans la mesure où le critère du temps (qui est compté aux héros) exige que l'on saute sans transition d'une lutte à l'autre. Le genre de situation où l'on se demande quand les héros ont le temps de manger ou de dormir...

A part ça, on nous prépare bien aux échéances prévisibles : Andrew, le mari en titre d'Emie, devient soudainement un vrai méchant, tandis que Tyron et Emie ont tendance à s'isoler plus nettement pour de doux moments passés ensemble. Il fallait bien planifier l'élimination de l'un des deux partenaires d'Emie ! Et, pour l'ancrage historique, les auteurs utilisent la bataille de Fort Carillon (1758) (planches 31-32).

L'élément un peu étonnant, là-dedans, ce sont les enfants d'Emie, élevés par les Indiens locaux, et qui semblent avoir acquis de ce fait, outre l'habileté à se débrouiller dans la nature, une sorte de don de clairvoyance, voire clairement de prédiction, dont on ne savait pas que les Indiens étaient à ce point familiers. Le fait est attesté par un vieil Indien, Awethika, qui tient aux planches 37 et 38 un discours de sagesse assez attendu sur la folie des Blancs qui ont perdu le sens de la nature et le pouvoir de s'y adapter, mais qui confirme que les enfants en questions sont bien des "petits prophètes", il ne veut pas dire pourquoi.

Comme dans beaucoup de récits culpabilisants pour les Blancs, on compare les atrocités qu'ils commettent à chaque seconde à la sagesse immémoriale des indigènes qui savent lire dans la terre, l'eau, le vent et les crottes de cerf. Un peu cliché, tout ça, mais on se laisse aller à ce discours, car il tombe lors d'un des rares temps calmes du récit (l'autre, ce sont les travaux collectifs des planches 15 et 16), et il permet à Denis-Pierre Filippi de poser des jalons pour des révélations à venir sur le don de prophétie des gosses.

Gilles Mezzomo simplifie les décors, laissant sur les tapis herbeux, sur les rochers, de larges plages de couleurs sans nuances; ce n'est pas, d'ailleurs, que le ressenti du lecteur y perde énormément; sur la planche 1, l'écorce lacérée des bouleaux, la plongée vers la vallée suscitent une impression de fraîcheur, voire une illusion olfactive de moisissure prégnante bien en rapport avec l'image de virginité inépuisable de cette nature acadienne.

Les mésaventures de ce petit groupe d'aventuriers qui cherchent la paix dans un coin tranquille risquent bien de se prolonger assez longtemps...
khorsabad
6
Écrit par

Créée

le 31 mai 2014

Critique lue 165 fois

1 j'aime

khorsabad

Écrit par

Critique lue 165 fois

1

Du même critique

Gargantua
khorsabad
10

Matin d'un monde

L'enthousiasme naît de la lecture de Gargantua. Le torrent de toutes les jouissances traverse gaillardement ce livre, frais et beau comme le premier parterre de fleurs sauvages au printemps. Balayant...

le 26 févr. 2011

36 j'aime

7

Le Cantique des Cantiques
khorsabad
8

Erotisme Biblique

Le public français contemporain, conditionné à voir dans la Bible la racine répulsive de tous les refoulements sexuels, aura peut-être de la peine à croire qu'un texte aussi franchement amoureux et...

le 7 mars 2011

35 j'aime

14