La malédiction des œuvres dite « du patrimoine », ou même seulement des « classiques », c’est que, si leur célébrité les a rendues la plupart du temps intouchables, on a en revanche bien du mal à les considérer comme le résultat du travail d’artistes qui ont sué sang et eau, qui ont souvent souffert le martyre, qui quelque fois même sont morts pour leur donner naissance. Avec le célébrissime tableau romantique de Géricault, "le Radeau de la Méduse", cet effet de « lissage » se double du fait que le tableau représente lui-même un drame terrible, dont on a depuis longtemps oublié qu’il a été bien réel, et qu’il a constitué un enjeu politique non négligeable dans l’opposition des bonapartistes et de la noblesse revenue au pouvoir durant la Restauration…


Car, devant la vision de cet enfer sur l’eau, que l’on qualifiera aisément de « gothique », il est difficile de se représenter la réalité d’un périple aussi cauchemardesque que celui de ce radeau, qui vit mourir en 2 semaines plus de 150 des naufragés qui y avaient pris place, après avoir été abandonnés par les officiers commandant une frégate échouée sur des hauts-fonds de sable proches des côtes africaines. Et c’est cette double histoire vraie d’un crime par incompétence, arrogance et mépris social, et du « naufrage » émotionnel d’un jeune peintre tourmenté par une histoire d’amour impossible (il est l’amant de sa tante…) qui se jette à corps perdu dans la réalisation d’un tableau qu’il souhaite être à la fois un manifeste artistique – rejeter la « joliesse » de l’art officiel – et une déclaration politique – dénoncer l’inhumanité, et la stupidité crasse de la caste passéiste revenue au pouvoir.


On ne peut qu’applaudir à deux mains devant le travail remarquable de reconstitution effectué par Jean-Christophe Deveney et Jean-Sébastien Bordas, qui nous offrent avec "les Naufragés de la Méduse" un récit saisissant : au fur et à mesure que Géricault lit les documents relatifs à l’épopée de la « Méduse », puis rencontre des rescapés de l’horreur, le livre nous dévoile cette tragédie, dont l’absurdité dépasse l’entendement. Entre l’accumulation d’erreurs et de mauvaises décisions de la part du commandement de la frégate, la description des préjugés sociétaux et raciaux de l’époque, et, enfin, la rapidité avec laquelle les naufragés abandonnés à eux-mêmes, sans eau (mais avec du vin !) et sans provisions, sombrent dans la violence, la sauvagerie et la barbarie, il est impossible de ne pas être épouvantés par cette chronique d’un désastre quasi incompréhensible… Un désastre qui ne manque pas d’être représentatif d’une époque où toutes les valeurs se sont clairement dissoutes avec la perte des repères politiques…


Il faut bien admettre d’ailleurs, et c’est là une limite inattendue à l’exercice pourtant si bien conçu par Deveney et Bordas, que les tourments sentimentaux, familiaux, et même artistiques de Géricault nous paraissent un peu dérisoires par rapport à l’histoire centrale de la « Méduse ». Un autre problème que pourra poser le livre à un lecteur distrait est la multiplication de personnages et des conflits entre eux, qui désoriente pendant une bonne première moitié des 176 pages : il n’est pas facile de saisir tous les enjeux des scènes que nous voyons, et nous nous perdons parfois entre qui est qui. Plus frustrant néanmoins est le fait que Bordas et Deveney, pas plus que quiconque avant eux, ne peuvent complètement expliquer le mécanisme du basculement accéléré des naufragés dans l’irrationnel, voire la folie : le recours au cannibalisme alors que la faim n’était pas encore extrême, les conflits incessants entre les différents groupes très vite amenés à s’entre-tuer, bref toute la noirceur de l’âme humaine exacerbée dans ce microcosme extrême qu’est devenu le radeau, lieu de damnation plutôt que de survie. Nous plongeons ici dans la Nuit, l’inexplicable, l’horreur.


Le dessin et le travail des couleurs de Bordas sont en tous points remarquables, esthétiquement magnifiques, avec une alternance de teintes très claires, peu contrastées, et de moments plus sombres accompagnant ses personnages vers la folie. Durant les scènes de tension, ou de violence, il choisit une fragmentation des images qui exprime bien l’état psychologique des personnages, parfois cependant aux dépends de la lisibilité de l’action.


"Les Naufragés de la Méduse" est un livre, certes imparfait, mais terriblement marquant, qui lève le voile sur un fragment de l’Histoire de France finalement peu connu… Mais c’est surtout la vision terrible qu’il nous présente de la société humaine et des instincts les plus primitifs enfouis en nous qui nous glace.


[Critique écrite en 2020]
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EricDebarnot
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le 11 juil. 2020

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Eric BBYoda

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