"C'est notre vie misérable ! Celle où on prend le sexe pour de l'amour! "

L'esthétique propre à Kazuo Kamimura est de celle qu'on n'oublie jamais. Fondatrice, fondamentale, unique en son genre.
Dans Lorsque nous vivions ensemble, elle est mise au service d'une poésie d'une rare intensité, à la musicalité lancinante et sombre quand elle se matérialise en vers et anaphores, lyrique et éphémère quand l'artiste dépeint la nature et la beauté d'un moment simple avec son trait délicat, puissante et sombre quand le tourment des personnages se matérialise dans un décor qui devient soudain organiquement lié à leur psyché, viscérale et spontanée, comme cette réplique que j'ai choisie comme titre et qui jaillit comme une lame de la colère de Kyôko.


Entre les murs, un couple se cherche
On a beaucoup parlé, et à juste raison, de l'aspect psycho-social de ce manga. Le sentiment d'exaltation et à la fois de malaise que ce jeune couple couple passionné vit en se défiant des conventions dans un Japon encore rigide mais secoué par la contestation. L'union libre dans les années 70 n'est pas seulement un défi lancé à la face de la famille et de la société, à ses proches et à ses pairs, c'est aussi un défi lancé à soi-même, tant la peur refoulée de ne pas pouvoir assumer ni sa place, ni le fruit potentiel de cet amour peut peser à la fois sur la résistance nerveuse de l'individu et sur celle du couple. Un passage de Kyôko chez le psychiatre est à ce titre très révélateur. Là où son compagnon laisse davantage à voir une sorte d'angoisse de n'être "ni fait ni à faire" en tant qu'homme, en tant que compagnon mais aussi en tant qu'artiste, Kyôko, elle, qui s'adapte assez facilement aux règles sociétales en milieu professionnel, est davantage minée de l'intérieur par sa crainte d'être enceinte. Même si parfois ça fait mal, même si elle doute, avec Jirô, elle se sent parfois heureuse à en avoir envie de mourir. De ces moments de grâce ressortent une tendresse et un érotisme à couper le souffle. Un enfant n'est pas la légitimité qu'elle recherche, car l'enfant qui est en elle n'est pas encore réconcilié avec le passé, à commencer par la figure de sa mère, ni avec elle-même, au fond.
Car Kyotô, même née en province, même jeune, connait déjà l'ampleur de l'abjection des hommes, ainsi que la bassesse de leurs désirs et la vacuité de leur attractivité de façade. Parfois elle tente de leur faire confiance, sans malice. Parce qu'elle est droite, et plutôt généreuse, au fond. Mais l'illusion est de courte durée. Alors elle se donne corps et âme au seul homme dont le désir n'est pas une salissure ou une déception.
Ce jeune couple, qui incube sa contestation entre les quatre murs d'un appartement qu'il qualifie de miteux, a encore besoin d'espace et de temps pour vraiment se découvrir. Les espaces clos sont clairement traités avec beaucoup d'intention par Kazuo Kamimura. Ils sont le symbole de la société des années 70 qu'il veut dépeindre. Ils sont espaces matériels de vie, de travail, mais surtout ils sont espaces qui cachent aussi les vices, les déviances, les mesquineries, ou le désespoir. Par exemple, ce métro que Kyôko se plaisait à prendre aux heures de pointe. Bercée par la masse dans cet espace clos et mouvant, Kyôko allait au travail sans rechigner. Mais cette promiscuité rassurante, ce sentiment de faire partie organiquement de la société se transforme un jour en anxiété à cause d'un attouchement sexuel. La maison traditionnelle, ainsi que la maison bourgeoise sont placées elles aussi dans ce schéma ambivalent. La première, qui représente la réussite artistique, synonyme de la noblesse d'un passé qui s'estompe, est l'antre d'un poète plus que malsain. La seconde, qui représente la réussite matérielle, est le théâtre secret de la violence conjugale. D'ailleurs, détail qui m'a fait sourire, cette grande maison bourgeoise était appariée a priori par Jirô à une sexualité extraordinaire, là où pour Kyôko, ces lumières avaient quelque chose d'obscène.


Le ciel pour témoin
On sent poindre à ce genre de détails parmi d'autres la future dissension du couple, qui pour l'heure n'est jamais autant fusionnel que lorsqu'il ose transgresser en faisant l'amour à l'extérieur. La nature, les grands espaces, la mer ou un champs de fleurs, la rugosité d'un arbre, voilà l'écrin légitime d'un amour transgressif face à une société matérialiste germe de division.
Un amour qui ose charnellement s'affirmer sans crainte du regard, retrouvant de ce fait la pureté de l'absolu face à une société matérialiste germe de division et de mesquinerie.

L'appartement du couple pourrait faire figure d'exception à cette opposition intérieur/extérieur s'il n'était pas aussi symbolique de tout ce que le couple a en gestation. Tantôt cocon rassurant où il fait bon rentrer, phare dans la nuit (au sens figuré puisqu'un soir, Kyôko y laisse de la lumière pour qu'elle puisse l'apercevoir de loin), tantôt espace trop restreint pour "respirer" à deux. Tantôt plein d'une vie (bien vite calmée par l'ire du voisinage), tantôt lieu devenu trop vide et où l'on attend l'autre l'angoisse au ventre. Tantôt incubateur d'espoir et de rêve de grandeur, tantôt refuge mesquin contre l'inconnu qui inquiète.


L'ivresse des sens
Mais au delà de toutes ces considérations, ce que j'ai trouvé personnellement le plus fascinant, dans ce premier volume de Lorsque nous vivions ensemble, c'est d'être totalement immergée dans les sensations de Kyoko. Ce qui me fait crier au génie après lecture, c'est cette capacité rare que Kazuo kamimura a eu de mobiliser tous les sens de son lecteur. Si la vue est charmée par cette esthétique si iconique et un art cinématographique de la mise en image, s'immerger dans Lorsque nous vivions ensemble, c'est se laisser emporter au côté de l'hypersensitive Kyôko dans toute la puissance suggestive de l'art de Kazuo Kamimura, qui parvient à libérer toute une gamme d'odeurs, des sons, de goûts (ou de dégoûts...), de sensations corporelles.
Les odeurs les plus intimes, les fragrances les plus florales, l'odeur de la mer, l'odeur âpre et sucrée des nèfles, mais aussi le dégoût d'un corps qu'on ne désire pas, l'odeur de l'abjection, l'envie de vomir. Du plus agréable au plus viscéral, Kamimura ne dissimule rien.
Il joue également avec toute une gamme de sons connus qui vous reviennent comme réminiscence ou naissent grâce au déchaînement puissant de l'imaginaire. Ce manga s'entend, jusque dans ses silences. Bien évidemment toute une gamme de sensations corporelles est sollicitée aussi, comme le souvenir du vent sur la peau, où cette expérience entre douleur et plaisir de sentir s'écraser des gouttes de pluie sur un visage innervé de chagrin. Le plaisir charnel bien entendu, est savamment mis en évidence, mais aussi la douleur qui peut lui être concomitante.


Lorsque nous vivions ensemble est un manga unique, d'une poésie rare et offrant plusieurs niveaux de lecture. Ancrée dans un réel savamment distillé, l'histoire ce jeune couple japonais des années 70 offre pourtant une symbolique intemporelle et bien au delà de ses frontières. Du génie, vous disais-je.

_Andrea_
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le 8 févr. 2017

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_Andrea_

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