Certains connaissent peut-être de réputation cette œuvre immense, saluée à travers le monde et récompensée de nombreuses fois, notamment par le prix Pulitzer en 1992 et l’Alph’art en 1993. L’épaisseur des volumes laisse augurer du caractère imposant du monument à gravir et à digérer. On peut avoir peur de se frotter à pareille œuvre. Car, après tout, il s’agit tout de même d’un témoignage sur ce que l’humanité a pu engendrer de pire. Mais revenons justement à l’histoire.

Art Spiegelmann est illustrateur aux USA. Son style laisse penser qu’il est plutôt de la veine de ces artistes underground plus ou moins contestataires qui ont fleuri dans les années 70. Il ne semble pas rayonner d’une quelconque gloire au moment où il entreprend de demander à son père, un rescapé des camps d’extermination, de raconter son histoire. Car Art traverse une période douloureuse et se remet à peine du suicide de sa mère qui a elle aussi réchappé à l’horreur nazie. Le problème est qu’il lui est pénible d’obtenir les témoignages paternels, non pas que le vieillard acariâtre mais jouissant d’une vigueur peu commune en soit avare, mais bien parce que leurs relations sont tendues.
Et cette histoire, l’histoire de la rencontre entre Anja et Vladek, leur premier bonheur en Pologne (où l’on s’émerveille de l’ingéniosité et des capacités d’adaptation du père), les premiers ghettos, les camps de concentration, leur séparation, les drames atroces qu’ils ont connus, cette histoire sera donc patiemment enregistrée par Art qui oscille constamment entre fascination, secrète admiration pour un père étonnamment habile et résistant, et agacement voire colère envers celui qu’il est devenu.
Et Maus, c’est ça, un livre qui se construit par morceaux, entre le passé morbide et le présent douloureux. Dans un style dépouillé, en noir et blanc, usant abondamment d’aplats sombres mais beaucoup moins naïf qu’il n’y paraît, l’auteur choisit d’interpréter l’Histoire à sa façon, dessinant les Juifs avec des têtes de souris, les Nazis étant des chats, les Polonais des cochons, les Américains des chiens… Simpliste ? Que non, car avec ce procédé, Art joue avec les apparences et on verra que pour survivre, il est parfois nécessaire de se livrer à un jeu de masques (au sens propre dans la BD). Dans le second volume, Art Spiegelmann va même plus loin dans ce procédé, se livrant à une réflexion sur la destinée de son ouvrage qui devient un livre dans le livre, lui causant davantage de soucis qu’il n’y pensait. On le voit se dessiner lui-même et subir physiquement les atteintes des pressions médiatiques. Et pendant ce temps, il ne sait que faire avec ce père qu’il ne parvient pas à aimer (de son propre aveu, l’archétype même du vieux Juif radoteur) tout en continuant son travail de mémoire. Certaines séquences sont inoubliables, comme lorsque Vladek reproche à sa belle-fille d’avoir pris un Noir (un « Schwartze ») en auto-stop car, c’est bien connu, ce sont tous des voleurs ! Hallucinant.

Et tout au long de ces planches au dessin malin, dans lesquelles s’insèrent des plans astucieux et même une BD de jeunesse dans laquelle l’auteur racontait de façon psychédélique son désarroi suite au suicide de sa mère, on se prend de passion presque coupable pour la vie de ce père qui a pu survivre avec beaucoup d’aplomb, de savoir-faire et aussi pas mal de chance aux conditions de détention dans les ghettos puis dans les camps. A plusieurs reprises, il semble être passé à côté d’un destin fatal, mais en contrepartie il a dû subir les pires contingences et privations, perdant tour à tour sa famille, ses amis puis ses compagnons d’infortune. La fascination engendrée par la lecture de ces péripéties où transpirent haine et dégoût est régulièrement tempérée par des petits moments de bonheur : même en enfer, l’homme est capable de trouver quelques secondes de réconfort. Quant à ceux qui seraient refroidis par la brutalité des propos, qu’ils se rassurent en pensant que l’auteur n’a pas cherché à faire du sensationnalisme : le sang n’éclabousse pas les planches, même si l’horreur y règne. Et pour les tenants de la véracité historique qui viendraient à traquer les éventuelles incohérences, l’auteur ne revendique pas la vérité, mais uniquement l’authenticité des propos. Par exemple, il est symptomatique de voir Vladek contester l’existence du célèbre orchestre de prisonniers dont on a pourtant vu des photos dans plusieurs expositions.
Bien sûr, l’histoire d’amour est poignante, d’autant qu’elle est marquée par de longues périodes de séparation. Bien sûr, on aimerait que le fils tombe dans les bras de ce père qui, au fil du texte, lui demande de rester auprès de lui. Mais la réalité d’un fils de rescapé n’est pas la nôtre : ce n’est pas un film hollywoodien mais bien le témoignage de destins tragiques qui s’entrecroisent, se superposent et se télescopent. Peut-on vraiment comprendre ce qu’ont vécu ces personnes ? Est-on en mesure d’assimiler les conséquences de leurs expériences dans ces camps de la mort ? Contrairement à ce qu’on pourrait croire, l’accent n’est pas mis sur la notion de judéité : si Vladek a survécu, c’est aussi parce qu’il a su par moments mettre sa « nature » de Juif sous le masque d’un autre. Et ces masques qui nous encombrent nous obscurcissent aussi la vision… Il n’est pas si surprenant de voir que l’auteur est mort peu de temps après son incroyable père.


Œuvre profonde et salutaire, poignante, criante de réalisme et empreinte d’une poésie inattendue. A lire absolument.

Vance
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le 23 mai 2018

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Vance

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