N'ayant jamais lu le diptyque Mort au Tsar, je me suis lancé dans cette refonte de l'histoire sans la connaître auparavant. Je ne pourrai donc pas comparer les deux versions de l'histoire, mais je suis plutôt content de l'avoir découverte dans la version souhaitée initialement par son auteur.

Moscou année zéro succède donc au chef-d'œuvre La Mort de Staline, Nury et Robin nous offrant une nouvelle page marquante de l'histoire de la Russie, qui fait un écho assez impressionnant à leur précédente œuvre. Mettre en exergue ces deux bandes dessinées n'est en effet pas inutile, tant Nury nous offre deux facettes d'une même histoire, au point qu'on pourrait croire que les récits sont les mêmes alors qu'ils sont en réalité très différents.


Dans leurs deux œuvres, Fabien Nury et Thierry Robin nous dépeignent la fin d'un régime. On pourrait même dire qu'ils nous dépeignent la fin d'un régime autoritaire, mais pourtant, les deux pouvoirs qu'ils décrivent connaissent des différences majeures. Ainsi, là où le régime stalinien est un pouvoir extrêmement fort et sans failles, le pouvoir tsariste, en 1905, est au contraire un régime faible. Un régime qui s'appuie sur des répressions sanglantes, mais qui, contrairement à la dictature communiste, n'arrive pas pour autant à faire taire l'opposition.

Finalement, les deux récits de Nury et Robin fonctionnent plutôt en miroirs inversés. Dans l'un, on voit un régime écraser le peuple. Dans l'autre, on voit un peuple écraser le régime. Et les deux récits sont aussi captivants, ou presque.


Contrairement à La Mort de Staline, Moscou année zéro nous présente des personnages envers lesquels on peut ressentir bien davantage d'empathie. Le montage prodigieux du récit lui donne un souffle en nous rapprochant toujours un peu plus d'êtres fragiles confrontés aux immenses conséquences de leurs choix. Ainsi, le gouverneur Sergueï Alexandrovitch apparaît bien vite plus comme une victime que comme un bourreau. N'étant pas sans évoquer un certain Louis XVI de par chez nous, il essaye de porter tant bien que mal une charge trop lourde pour ses faibles épaules. Et le peuple gronde... De l'autre côté, on sent également chez le terroriste Georgi un sentiment inexorable de vide.

Alexandrovitch et Georgi sont finalement très similaires. Chacun est confronté à une impression d'être passé à côté de sa vie, de la vie. Et chacun s'est enfermé dans une spirale où son destin dépend intégralement de l'autre. Coincé dans sa paranoïa, le gouverneur attend la mort avec inquiétude et fatalité ; il sait qu'un jour, un homme lui ôtera la vie et lui fera payer les erreurs qu'il a commises au pouvoir. De son côté, Georgi a fait l'erreur de transformer son attentat en projet personnel : que le gouverneur démissionne ou non, il est de toute façon l'homme à abattre. Mais qu'arrivera-t-il une fois que le terroriste se sera débarrassé du gouverneur ? Sa vie aura-t-elle toujours un sens ?


Avec son aisance habituelle, Fabien Nury nous plonge dans une de ces grandes pages d'histoire assez peu connues, en choisissant de nous y faire entrer par le biais des destins personnels. Face au triste itinéraire de ces deux destins tragiques, l'auteur nous dresse ainsi le portrait d'un pays et d'une société en plein délitement. Tout n'y est que négation de soi, de ses valeurs, d'un destin commun. Plusieurs visions s'affrontent dans l'arène sociale et politique sans que l'une réussisse à faire valoir sa position plus que les autres.

Véritable tragédie, au sens antique du terme (le parallèle avec Agamemnon d'Eschyle est brillamment exécuté), Moscou Année Zéro nous mène inéluctablement à un dénouement qu'on connaît (ou devine) à l'avance, sans que, pour autant, on s'ennuie. L'étude de caractère est très poussée, et les implications des actes des uns et des autres trop intéressante pour qu'on reproche quoi que ce soit au récit.


Malgré tout, dans les petites faiblesses de cette œuvre, il faut reconnaître que jamais les auteurs ne renouent avec l'intensité de La Mort de Staline. Cette dernière avait une force narrative qu'on ne retrouve jamais totalement dans Moscou année zéro (même si on n'en est pas toujours loin). En outre, il est dommage que Nury soit obligé de raccourcir certains points historiques pourtant très intéressants. Ainsi, on manque parfois de contexte : lorsqu'on découvre le gouverneur en début de récit, il est déjà détesté par la population, et fait déjà l'objet de tentatives d'assassinats. On comprend globalement pourquoi, mais les années précédentes auraient gagné à être un peu plus évoquées. De même, lorsque le tsar et son ministre évoque leurs mensonges antisémites et le Protocole des Sages de Sion, il aurait été intéressant d'expliquer un peu plus les tenants et les aboutissants d'une telle politique. Là, c'est assez schématique.

Néanmoins, ces quelques faiblesses narratives ne nuisent jamais totalement à la qualité d'une œuvre qui reste une bande dessinée tout-à-fait mémorable et figure dans le haut du panier de la carrière de ses auteurs. Même si La Mort de Staline reste un chef-d'œuvre indépassable, Fabien Nury prouve une nouvelle fois qu'il est un auteur majeur sans lequel la bande dessinée française aurait beaucoup perdu.

Tonto
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le 26 juin 2022

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