Nous allons toutes bien
5.9
Nous allons toutes bien

BD (divers) de Ana Penyas (2019)

Nous allons toutes bien, de l’Espagnole Ana Penyas, se dévore avec légèreté autant qu’elle dépeint une réalité sociale parfois terrible, sur les femmes, la vieillesse ou encore la famille.



« […] ces pénélopes exemplaires condamnées à coudre, à se taire et à attendre. À coudre dans l’attente d’un fiancé tombé du ciel. À coudre encore, si leur attente avait été comblée, pour patienter jusqu’au mariage. […] À coudre, enfin, une fois le fiancé devenu mari, en attendant, avec aux lèvres un tendre sourire de pardon, qu’il rentre tard à la maison. »



Nous allons toutes bien est une BD empreinte de mélancolie, de douce résignation, mais aussi d’une grande force qui se dégage de ces femmes dont le portrait est joliment tiré. L’auteure parle de ses propres grands-mères, Maruja et Herminia, avec une tendresse palpable mêlée d’une profonde admiration. Il n’y a pas d’histoire à proprement parler, sinon des scènes de la vie quotidienne, racontant leur jeunesse lointaine comme la routine qui occupe leur vie présente de vieilles dames. Les dialogues paraissent futiles, anodins, simples. Les mouvements crayonnés aussi. Ils le sont en effet, et c’est sans doute là le plus grand charme de cette œuvre.


Ana Penyas insiste sur les petits détails du quotidien, auxquels les enfants et petits-enfants des deux grands-mères ne font même pas attention, mais qui pour elles importent énormément. À cet âge-là, chaque mouvement est un effort, chaque conversation un moment de partage, malgré l’indifférence des jeunes et leur mode de vie à toute vitesse. Mais Maruja et Herminia se satisfont de ces brefs instants, et le crayon comme la plume de l’auteure parviennent à les faire importer également pour le lecteur. Tout est très doux, très lent, apaisé.


Des femmes qui ont pourtant connu la guerre, qui ont en quelque sorte « subi leur vie », leurs choix, leur mariage… leur époque. Le récit alterne entre des souvenirs de jeunesse, dans les années 40, 50, 60, et le temps présent (2015). On ressent la joie et l’émotion qui s’emparent d’elles lorsqu’elles montrent leurs albums photo, façon pour elles de rendre hommage aux anciens, de transmettre l’histoire de la famille, de faire survivre le passé. À la dureté de la vie d’antan répond un profond sentiment de solitude. Les enfants et les petits-enfants ne prennent pas forcément le temps de venir les voir, de leur parler, alors qu’un simple appel téléphonique leur ferait un plaisir immense. Pourtant, aucune amertume, aucune rancœur : il faut bien que jeunesse se fasse. Leur temps est comme passé, et ces vieilles dames semblent s’excuser d’être encore là, de déranger, de ralentir le train-train quotidien de leurs descendants.


Esthétiquement, le travail d’Ana Penyas est très intéressant en ce qu’il mélange un trait minimaliste avec un souci du détail constant. On a le droit à de beaux panoramas des villes, des plans larges sur les bâtiments, les voitures, les terrasses des cafés ou les bancs où d’autres vieilles personnes se retrouvent pour papoter. Puis des plans très resserrés sur les visages, ridés et marqués par le temps, les habits savamment brodés, les nappes méticuleusement cousues. Là encore, le travail manuel est mis en relief par le soin apporté aux motifs des robes, des tapisseries, là où le reste demeure souvent blanc et volontairement vide.


Mais ce qui marque le plus est l’attention accordée aux mains de ces femmes. Ces mêmes mains qui ont confectionné tout un tas d’objets dans la maison, qui ont tant travaillé et qui travaillent encore à coudre, cuisiner, laver, prier. Chaque position des doigts est réfléchie et illustrée, chaque étape du moindre mouvement lentement décomposée, de vignette en vignette, en tâche de fond, tandis que les conversations routinières se poursuivent par-dessus. Comme si l’auteure voulait montrer que ces femmes n’arrêtent jamais, même vieilles et faibles, à travailler, à se donner pour les autres avec une volonté et une bienveillance rares et inépuisables.


Nous allons toutes bien est donc une très belle bande dessinée, d’une centaine de pages mais qui se dévore d’une traite. Dès son titre, Ana Penyas annonce une forme d’apaisement, de sagesse qui se dégage de ces grands-mères. Sans doute n’ont-elles pas vécu des vies très faciles et gratifiantes, sans doute n’ont-elles pas reçu beaucoup de reconnaissance et d’attention. Pourtant, leur sourire est éternel.


[Article à retrouver sur Le Mag du ciné]

Grimault_
7
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le 27 août 2019

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Jules

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