Une fois n'est pas coutume, c'est par une anecdote personnelle que je vais commencer la critique d'un opus de Tintin. Je devais avoir 8 ou 9 ans lorsque ma sympathique institutrice tenta d'initier sa classe aux joies de l'aventure spatiale. Après quelques cours dont il ne me reste plus aucun souvenir, vint une page d'exercices dont le tout premier resta, lui, gravé dans ma mémoire: c'était une vignette de "On a marché sur la lune", celle où Tournesol, Wolff, Tintin et les Dupondt sont en apesanteur suite à la bourde d'un des deux flics crétins. Tryphon y expliquait qu'en coupant le moteur atomique, l'accélération constante imprimée à la fusée avait disparu en même temps que la gravitation artificielle qui lui était liée. La question de cet exercice était: "L'explication du professeur Tournesol est-elle juste, d'après toi ?" Pour je ne sais quelle raison, j'ai répondu "oui". Je sais pas, peut-être par crainte et respect de ce zouave cosmique, qui sait ? Merde, quoi: quand on est gosse et que le professeur Tournesol te donne une explication de physique, tu te tais et tu approuves. Imaginez donc à quel point la réponse de mon instit me traumatisa: "Bien sûûûûr que non, ce n'est pas vrai, voyons !" dit-elle de façon emphatique. "Accélérer ne te permet pas de marcher sur le sol d'un vaisseau, abruti !" Bon, j'ai rajouté "abruti" mais, sur le moment, j'avoue l'avoir presque entendu.


Aujourd'hui, cependant, avec 15 années de plus et la lecture de deux-trois bouquins sur Einstein à mon actif, je peux le clamer haut et fort: "J'avais raison, espèce d'enflure !" Et Hergé aussi, au passage: on sait depuis la théorie de la relativité générale (soit depuis 1915, tout de même) que gravité et accélération sont équivalentes au point de ne pas pouvoir être différenciées par des observateurs enfermés dans un référentiel n'offrant pas de vue sur l'extérieur. Tintin et ses potes sont donc effectivement "attirés" par une force opposée à la direction de la fusée lunaire de la même manière que nous sommes "attirés" par la gravitation terrestre. L'architecture verticale de la fusée permet tout logiquement d'offrir un sol perpendiculaire à l'accélération subie par les héros et donc de compléter brillamment l'illusion de pesanteur. Mais, me direz-vous, si les choses sont si faciles, pourquoi les véritables cosmonautes continuent-ils à se faire chier avec l'apesanteur ? Et bien, si je n'ai pas trouvé de réponse officielle, il est à parier qu'il s'agit d'une question de cout: il faudrait tout de même des énormes quantités de carburant pour assurer une accélération constante, là où l'inertie parfaite du vide spatial permet à nos vaisseaux de garder indéfiniment la même vitesse sans jamais faire fonctionner leurs moteurs !


Si je vous ai livré cette anecdote, c'est pour lever le voile sur la condescendance de certains bien-pensants vis à vis de la rigueur scientifique de cet album. En vérité, je vous le dis: cette aventure de Tintin est définitivement visionnaire puisqu'elle se révèle crédible sur bien des points qui n'avaient encore jamais été expérimentés lorsque le mot de la fin fut posé par Hergé en 1953: gravité six fois moindre de la lune, silence total tant de l'espace que de l'astre sélénite (évidence pourtant continuellement violée par les space-operas hollywoodiens modernes), étoiles dépourvues du scintillement qui leur provient de l'atmosphère terrestre, effets de pesanteur, lois d'inertie de Newton (lorsque les réacteurs sont coupés, la fusée ne s'arrête pas, elle cesse simplement d'accélérer)... Pour autant, soyons francs, la BD présente tout de même des situations plus "suspectes" que je vous propose d'analyser.



  • La satellisation de Haddock par Adonis: si le concept est juste, l'astéroïde est par contre bien trop petit pour attirer quoi que ce soit dans son orbite ! Et puis, en s'éloignant de la fusée, Haddock change physiquement de référentiel et devrait se perdre quasi-instantanément dans l'espace, à contrario de Tintin qui reste "scotché" à la fusée. Et inutile de dire que la corde attachant nos deux loustics n'aurait jamais pu supporter la ré-accélération du moteur nucléaire. Mais bon, cela n'enlève rien à la beauté de la scène...


  • L'évanouissement lors des décollages/atterrissages: soi-disant provoqués par l'accélération... D'accord, mais ce concept ne tient pas debout une seconde quand on sait que la fusée est en accélération permanente ! Les décollages et atterrissages sont donc paradoxalement les moments où les héros subissent le moins de g.


  • Le clair de Terre depuis la lune: la Terre est présentée sans ses nuages et toujours "pleine" alors qu'elle devrait connaitre différentes phases comme la lune depuis la Terre.


  • Les scaphandres transparents: pour supporter le rayonnement solaire sans filtration de la couche d'ozone, les cosmonautes ont obligatoirement recours à un filtre qui cache leur visage. Hergé était apparemment parfaitement au courant de ce détail technique mais aurait tout naturellement choisi de l'ignorer afin de ne pas gâcher l'expressivité de ses héros, très souvent à l'extérieur de la fusée. Une sorte de "gène" semble pourtant subsister pour l'auteur qui ne représente bizarrement jamais directement le soleil dans cet album !


  • La présence de glace sur la lune: confirmée par la sonde Clémentine en 1994, bien que de légers doutes subsistent encore. Il faut savoir qu'en l'absence de pression, la température d'ébullition de l'eau est bien inférieure à 0 degré Celsius ! Une grotte comme celle que visite Tintin est encore trop "chaude" pour contenir de la glace. Les traces trouvées par Clémentine sont localisées aux pôles lunaires, où la température avoisine les -200 degrés Celsius... Hergé avait donc en partie raison. Par contre, la présence de stalactites et de stalagmites est impossible car l'eau ne peut subsister sous sa forme liquide sur la lune.



Voilà les principales inexactitudes de l'album, finalement bien maigres face à l'ambition artistique et scientifique affichée par Hergé et ses collaborateurs, vous en conviendrez ! Le spectacle est total, assuré par les magnifiques paysages lunaires de Bob de Moor. Le trait de Hergé se précise tout au long des pages et des trois années qu'a nécessité cette vaste épopée sélénite. Le scénario, forcément limité par l'enfermement du voyage, parvient avec brio à alterner des moments de suspens, d'humour et même de tragédie ! Je ne dirai jamais assez à quel point le personnage de Wolff est unique dans l'oeuvre du dessinateur bruxellois. Traitre étonnant, prêt à abandonner ses compagnons sur la lune sous les menaces de l'infâme colonel Boris (cf "Le Sceptre d'Ottokar") infiltré à bord de la fusée, son sacrifice héroïque a été jugé si choquant par les autorités religieuses belges des années 50 que Hergé s'est vu contraint de s'autocensurer: nous avons tous en tête cette lettre d'adieu de Wolff où celui-ci décrète espérer un miracle... Ce sont les curés qui ont dû être contents !


http://www.bellier.org/on%20a%20marche%20sur%20la%20lune%201950/vue111.htm (comparaison des deux versions en bas de page)


Cette fin à la tonalité très adulte, ainsi que la tension permanente induite par le manque d'oxygène me font définitivement considérer cette aventure de Tintin comme l'une de ses meilleures, si pas carrément la meilleure ! Toujours dans un souci d'honnêteté, il me faut quand même vous signaler que "On a marché sur la lune" s'inspire quelque peu d'un film de 1929 de Fritz Lang : "La femme sur la lune". Très documentée pour l'époque, l'oeuvre a fourni certains éléments scénaristiques à Hergé: le compte à rebours avant le lancement de la fusée (au lieu de compter de 1 à 10), l'évanouissement au décollage (c'est donc ça !), le retournement de la fusée qui précède l'alunissage et même le manque d'oxygène pour le retour qui forcera un personnage à se sacrifier, un personnage nommé... Wolf !!!


On se souvient que Hergé s'était déjà inspiré d'un film de Lang pour "le Temple du soleil": "Les araignées" (cf. ma critique de cet album). Cependant, "La femme sur la lune" présente une lune beaucoup plus fantaisiste que celle de Hergé, et les ressemblances entre les deux oeuvres s'arrêtent là. Beaucoup plus troublants sont les points communs de cette BD avec un film de Irving Pichel sorti en 1950, "Destination... Lune!" (merci à aldosavage pour le tuyau). Non seulement l'esthétique mais aussi des scènes entières du film semblent avoir été littéralement plagiées par le père de Tintin. Faites-vous une opinion par vous-mêmes:


https://www.youtube.com/watch?v=OfL0as0zrMc


"On a marché sur la lune" demeure malgré tout un récit grandiose et osé qui anticipe avec brio les incroyables avancées technologiques humaines. Aussi, quelle meilleure façon de terminer ce petit dossier que le dessin envoyé par Hergé en personne à Neil Armstrong en 1969 pour le féliciter de son grand voyage ? Ou quand la fiction rencontre la réalité...


http://www.tintin.free.fr/aventures/lune/message.jpg

Amrit
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le 28 mars 2012

Modifiée

le 5 sept. 2012

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