J’aime Dino Buzzati. Je me suis laissé emporter par la magie envoûtante et désespérée du Désert des Tartares, j’ai ri, j’ai eu peur, j’ai pleuré tour à tour à la lecture du K et autres nouvelles. J’aime Dino Buzzati pour son sens aigu de la narration, sa maîtrise du langage littéraire, la poésie qui se dégage de ses œuvres.
Par conséquent, vous n’imaginez pas ma joie quand j’ai découvert qu’il avait écrit une BD, la seule de sa carrière d’écrivain. Une relecture moderne du mythe d’Orphée, cela avait de quoi être alléchant… C’est peu dire que la déception est à la hauteur de mes attentes.


Dernière œuvre narrative de Dino Buzzati (il continuera à peindre pendant les trois années qui lui resteront à vivre), Orfi aux enfers renoue avec ses thèmes de prédilection, et particulièrement celle qui sous-tendra tout son parcours : l’angoisse de la mort. Dino Buzzati nous en propose une vision très propre à son imaginaire : l’angoisse de la mort est essentielle à la vie, elle est ce qui lui donne tout son sel. Une belle idée, plus pleine d’enthousiasme qu’on ne pourrait le croire, et qui donne lieu aux pages les plus poétiques de cette bande dessinée.
En effet, c’est lorsqu’il illustre la confrontation entre le monde des vivants (incarné par le jeune Orfi) et l’au-delà, que l’auteur nous offre quelque chose de captivant. Bercés par les chansons d’Orfi, les morts redécouvrent quelle était la beauté de la vie, ses surprises, ses sentiments, ses sensations, sa douleur. En un mot, ce sentiment rassérénant de pouvoir sentir, donc de pouvoir vivre.
Dans le monde des morts, le plaisir n’est plus. Le désir est là. L’amour, non. Le monde des Enfers, c’est le monde de l’érotisme débridé, de l’obscénité outrancière, mais d’une obscénité dénuée de toute fin. Jamais le désir n’est assouvi. Le plaisir est si éphémère qu’il n’existe plus qu’à l’état de souvenir. L'amour en a été banni. Il n’y aucune place aux Enfers pour un amour aussi pur que celui d’Orfi et d’Eura.


Bon, tout ça a l’air plutôt prometteur, alors qu’est-ce qui ne fonctionne pas ? C’est très personnel, mais pour moi, c'est tout le reste. Je n’adhère pas au dessin de Buzzati, très influencé par l’art surréaliste et le pop art. Dali, De Chirico, Magritte, Warhol… On pourra juger si l’on veut ces influences très bonnes, moi pas. On est trop loin de mes goûts et de mes centres d’intérêt.
Évidemment, il ne faut pas s’attendre à lire une bande dessinée classique en ouvrant cet ouvrage, ni même à un récit au sens strict du terme. Orfi aux enfers est un poème (son titre italien est d’ailleurs Poema a fumetti), un poème illustré des mains même du poète.


Ce faisant, Buzzati se place dans la lignée d’un art ésotérique qui me rebute et dont je n’ai jamais souhaité percer les codes. Pour moi, c’est bavard, c’est prétentieux et vain.
On pourra légitimement me contredire, cet avis est évidemment purement personnel, et Orfi aux enfers ne s’adresse tout simplement pas à moi. Mais je dois dire que je suis déçu de voir Dino Buzzati sombrer dans cette tendance qui représente tout ce que je déteste dans l’art du XXe siècle. On fait quelque chose d’abscons uniquement pour le plaisir de perdre son spectateur, et d’introduire dans son œuvre une fausse profondeur, qui ne serait pas accessible à tout le monde. Pour moi, c’est tout bonnement une démarche élitiste à laquelle je refuse de souscrire.


Bref, Orfi aux enfers pourra plaire. On pourra y trouver un monument de poésie, de surréalisme, une œuvre unique en son genre, et je ne peux pas fondamentalement dire que ce sera faux. Mais en ce qui me concerne, ça ne marche pas. J’ai besoin de me repérer dans une œuvre quelle qu’elle soit. J’aime m’y perdre tant que je perçois toujours un fil directeur, une cohérence interne qui me mène quelque part. Ici, ça n’est pas le cas. Dino Buzzati nous perd dans des brumes abstraites, censément poétiques, mais sans aucune colonne vertébrale. Le texte est souvent joli, le dessin n’est pas d’un style que j’aime, mais il est intéressant.
Cela dit, je pense que j’aurais bien plus adhéré si Buzzati s’était contenté d’un texte pur, non illustré. Il aurait du faire davantage confiance à son lecteur et à la capacité de ce dernier à transcender les limites apparentes des mots et à se créer ses propres images. Là, Buzzati nous impose ses propres images, et me laisse par conséquent sur le carreau.


N’hésitez pas à tenter le coup, vous apprécierez peut-être bien plus que moi. En ce qui me concerne, je crois fermement que les vrais chefs-d’œuvre naissent avant tout de la simplicité. Et Dino Buzzat ne fait que me conforter dans cette idée, à ses dépens.

Tonto
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le 29 mars 2019

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