La densité des péripéties, savoureuse et charnue, ne laisse pas un temps mort au cours de la narration. C’est l’un des principaux mérites (et ils sont nombreux !) de cette série. Surprise, retournements de situations et approfondissement de la psychologie des personnages se succèdent et se répondent, brochant sur des décors particulièrement soignés, tirés aussi bien de références authentiques que de constructions imaginaires mais fermement enracinées dans la culture commune. C’est presque sans surprise qu’après le décor fort réaliste de Malte, on convoque carrément l’Atlantide et ses ruines supposées de type grec antique (planche 38), et « Le Hollandais Volant », archétype du vaisseau fantôme (planche 43), prétendument empalé sur le rostre d’un Léviathan invraisemblable qui hante les légendes maritimes et les cartes européennes depuis Pline l’Ancien (planche 45).

La carte de la page de garde a changé : le bassin méditerranéen s’est considérablement élargi sur l’Atlantique, traçant l’itinéraire des héros sous forme d’un tireté s’achevant quelque part au Sud-Ouest des Açores. Comme précédemment, les noms de lieu et leur graphisme font très XVIIe siècle, mais les lieux-dits, limités aux littoraux, sont opportunément illisibles, ce qui économise l’invention de quelques jeux de mots supplémentaires.

L’équilibre, en quelque sorte classique, déjà observé dans le récit (entre moments dramatiques et humour, par exemple – dans cet art difficile où Goscinny excellait, il y a toujours un seuil où les méchants deviennent humains, voire fréquentables, comme les pirates, tantôt sanguinaires et violeurs, tantôt gosses de colonies de vacances chantant des chansons style feu de camp)) se retrouve dans le choix des décors. Une longue séquence nous promène à Malte et entre ses murs fortifiés, parfois sous des perspectives écrasées pour exagérer les pentes (planche 13).

Si l’on s’en tient aux thèmes d’aventure pure, c’est le thème des pirates et de la chasse au trésor qui domine. Et le déroulé des évènements, classique en ses conventions (par exemple, s’introduire dans la Sainte-Barbe d’un navire pirate pour disposer d’une puissance de feu), vire vers l’humour par des dérapages inopinés (ce n’est pas exactement dans la Sainte-Barbe que parviennent les personnages). On tiendra comme morceau de bravoure l’hilarante course-poursuite entre les murailles de Malte (planches 11 à 20), avec mention spéciale à Eusèbe, matérialisé par une coiffe de pénitent qui rase le sol (planche 19). Les situations conventionnelles (vaisseau fantôme, monstres marins...) sont exploitées avec toujours un élément d’astuce qui en renouvelle l’intérêt – si ce n’est la vraisemblance.

On se réjouit de voir se former une équipe de héros hétéroclites, suffisamment riches en personnalités bien dessinées pour avoir tendance à s’affronter parfois, mais aussi à vaincre l’adversité par une utilisation pertinente des compétences individuelles. Le Turc Kader s’impose dans ce groupe de chrétiens prêts à en découdre pour leur foi, et le lapin Eusèbe, insignifiant et quasi enfantin dans sa fragilité et sa petite taille, s’agrège au groupe plus par désir personnel (voir sa réflexion, planche 1) que par ses compétences de ruse (planche 7). Il est vrai que, dès la carte de la page de garde, ce lapin est à la fois officiellement introduit et marginalisé par sa mention dans un cartouche aux liserés chantournés, distinct du cartouche principal.

Complexification de la psychologie ? Le loup (Don Lope) se révèle vraiment amoureux de la Bohémienne, et, par fierté d’hidalgo, se réfugie dans le déni de ce sentiment (planche 6). Le méchant (Mendoza) joue de sa place dans la hiérarchie espagnole pour éliminer ses ennemis et pour s’engager à son tour dans la course au trésor. Et le renard de Maupertuis se révèle rationaliste et cartésien (planches 43 à 46), comme le veut le cliché populaire sur les Français.

Alain Ayroles poursuit son ancrage dans le théâtre et la fable classiques par des allusions ponctuelles (« A quatre pas d’ici, je vous le fais savoir » (planche 2) (« Le Cid », Acte II, scène 2) – « Haro sur le baudet » (planche 16) (La Fontaine, « Les Animaux malades de la Peste ») – Encore « Les Fourberies de Scapin » (planche 39) – Encore « Le Cid » (planche 41 – « Vous étiez peut-être cinq cents au départ, mais en arrivant au port, vous étiez au moins trois mille »). Infidélité à l’époque ? La planche 44 se réfère à Baudelaire (« Tes ailes de géant m’empêchent de marcher »).

Le langage utilisé par les personnages est presque toujours fort soutenu, et ses envolées lyriques ajoutent au charme de sa lecture (planche 23). Les passés simples et les imparfaits du subjonctif fleurissent même dans des bouches qui ne sont pas supposées avoir fréquenté l’école très longtemps, ce qui crée un effet de distance assez délectable, mais nous immerge à nouveau dans les conventions du théâtre classique. Ce procédé suscite un rire franc planches 32 et 33.

L’action est si dense au début de l’album, que l’on peut être décontenancé d’y constater l’absence des éruptions poétiques du chevalier de Maupertuis. Qu’on se rassure ! Dès que l’on arrête de courir, notre renard compose de plus belle, en une langue et avec un rythme poétique qui relèvent d’une véritable inspiration, tout en laissant sa place au burlesque, par la distance entre la grandiloquence de l’expression et le prosaïsme de la situation qu’elle exprime (planches 26-27 ; 39).

Masbou resplendit dans son art de rendre les volumes grâce à un savant travail sur les formes et les dégradés de luminosité. Le clair de lune de la première planche, le litage polychrome des moellons pas toujours réguliers (planche 2), les fenêtres en encorbellement et le décor d’éventaires alimentaires (planche 3), la caraque (planche 4), les caves voûtées jaunies d’une chaude lumière (planches 8 à 10) , les halos lumineux de la planche 22, la ripaille de la planche 26, les moulures de façade d’un palais maltais (planche 29), le gouffre marin translucide d’un vert cristallin (planches 36 et 37 – un sommet de beauté !), que d’images qui s’imposent par elles-mêmes et dissuadent de toute comparaison !
khorsabad
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le 9 nov. 2013

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