Une prison à ciel ouvert où les condamnés, hommes, femmes et enfants, errent sous un soleil de plomb. Un bagne où règne la loi du moins faible. Bienvenue à Prairie Rose, Dakota du Sud, réserve des Lakotas et cimetière de la Grande Nation Sioux.


Dashiell «Bad Horse» est un des rares à avoir réussi l’impossible : foutre le camp de cet enfer. Une grande évasion réussie alors qu’il était ado, direction les Etats-Unis. Mais, barbare perdu dans un univers civilisé, Dash n’a jamais trouvé sa place dans le nouveau monde. Et c’est dans la peau d’un prisonnier qu’il remet les pieds à la réserve, dix ans et de nombreuses cicatrices plus tard, le temps d’un dernier job pour le compte du FBI : faire tomber le parrain local, «Red Crow», en remontant la chaîne alimentaire jusqu’à devenir son bras armé. Voilà pour le point de départ de Scalped, polar hardboiled avec du goudron et une flopée de gens qui y laissent des plumes.


Lancée aux Etats-Unis en 2006, la série de Jason Aaron et R.M. Guera s’est étalée sur 1200 pages et a décroché en février dernier une nomination à Angoulême, honneur rarissime pour les comics, alors que s’apprêtait à sortir en France le dixième et dernier volume. Pourtant les premières pages de Scalped pouvaient laisser une mauvaise impression. Le sentiment d’avoir affaire à des personnages taillés dans le marbre des archétypes. Le chien fou dans le rôle de l’infiltré, l’agent du FBI ripou, le parrain impitoyable… C’est que scalper, mettre à nu ce qui se passe sous le crâne de ces personnages, prend un peu de temps.


Plus tout à fait Lakota et à mille bornes de pouvoir devenir un citoyen américain lambda, Dash se retrouve contraint d’enfiler un costume qu’il a fui toute sa vie : celui du cow-boy dans la peau d’un Indien. Ou l’inverse. Mélange forcément instable, qui donne lieu à de subits accès de violences ou de profonds moments de dépression.


Pendant son chemin de croix, il retrouve un flirt de jeunesse, Carol, femme létale autant que fatale, d’autant qu’elle est la fille de «Red Crow». Ils renouent rapidement les liens d’une relation toxique, faite d’alcool et d’héroïne, où les deux tourtereaux se poussent à bout. En face de Dash, se dresse donc Lincoln «Red Crow», incarnation de la réserve, totem dressé représentant ses pires atrocités. Plus qu’un simple mafieux façon «Tony Montana chez les peaux rouges», il est le souverain de Prairie Rose, à la fois politicien (en tant que chef du conseil tribal), shérif et patron du casino. Ancien militant de la cause amérindienne, Red Crow a vu le mouvement des Dog Soldiers sombrer, durant les années 70, avec la condamnation de l’un des leurs pour le meurtre de deux agents du FBI. Depuis, le vieil homme sert le peuple indien à sa façon : en ramenant de l’argent coûte que coûte avec le casino. Et tant pis s’il faut faire disparaître quelques gêneurs.


Mais derrière «Red Crow» le chef indien, il y a Lincoln le vieillard. Un homme hanté par son amour pour Gina «Bad Horse», la mère de Dash, dernière militante qui ne voit en lui qu’une ordure capable des pires sauvageries. Et si Lincoln a réussi à faire le deuil de sa respectabilité, son maigre équilibre vole en éclat lorsque Gina vient à disparaître à son tour…


Scalped pourrait n’être qu’un excellent polar, déclinant avec maîtrise tous les codes du genre. Mais ce qui distingue la création d’Aaron est son cadre, Prairie Rose. Ce qui fut probablement un paysage ocre et somptueux avant la fin des guerres indiennes du XIXe siècle est devenu une terre inhospitalière. Ni sauvage ni aménagée. Un décor de western crépusculaire où les cow-boys sont aussi pourris que les hors-la-loi qu’ils poursuivent. Un pays du tiers-monde caché, abandonné, en plein cœur des Etats-Unis, où le taux de suicide, d’alcoolisme et de violence défie la raison. A la manière du Baltimore de The Wire, la réserve devient le centre autour duquel gravitent le récit et ses âmes damnées. Le propos d’Aaron prend d’autant plus de force qu’il s’ancre dans le réel. Si Prairie Rose n’existe pas, elle s’inspire clairement de la réserve de Pine Ridge, où vit la majorité du peuple lakota. Ainsi, le meurtre des agents du FBI par les Dog Soldiers est une évocation à peine dissimulée des incidents de Pine Ridge, où deux fédéraux furent assassinés en 1975. Ce qui valut à Leonard Peltier une condamnation à la prison à vie bien qu’il clame toujours son innocence.


Pour sa première série au long cours, Jason Aaron avance avec l’assurance d’un vieux briscard, déployant son intrigue de façon implacable tout en s’autorisant des digressions, des respirations où surgissent de nouveaux visages. Des histoires courtes souvent accompagnées de changements de dessinateur (histoire de laisser à Guera le temps de retailler ses crayons), qui donnent de la profondeur à Prairie Rose et permettent de laisser un peu retomber la pression autour de Dash, Carol et Lincoln. Lorsqu’ils ne se débattent pas avec un passé mal enterré, les personnages plient sous le poids de l’histoire ou de vieilles croyances chamaniques. Les moins hantés seront rattrapés par le déterminisme social d’une terre lestée par la pauvreté, où les journées sont rythmées par les visites aux centres de distribution de nourriture et les passages au bar.


Sous la plume d’Aaron, la rédemption semble impossible. Et les habitants de Prairie Rose condamnés à se débattre comme des fourmis tentant de fuir les rayons de soleil concentrés par la loupe d’un enfant un peu pervers.


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RENCONTRE AVEC JASON AARON



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S’il devait avoir un animal totem, comme les personnages de Scalped, Jason Aaron serait évidemment un grizzly. Colosse de près de 2 mètres pour une bonne centaine de kilos, le scénariste de 41 ans revient d’Angoulême, où Scalped était en compétition. Sa barbe imposante lui dévore le ventre, mais laisse apparaître un sourire : toute l’équipe du comics (lui, son dessinateur R.M. Guera et l’artiste en charge des couvertures, Jock) s’est retrouvée pour la première fois à l’occasion du Festival international de la bande dessinée.


C’est fou de se dire que vous n’aviez jamais été réunis tous les trois… Ce n’était pas trop compliqué pour bosser ?



C’est vrai que ça peut paraître bizarre. Je viens de l’Alabama, Guera est un Serbe installé à Barcelone, Jock est Ecossais et vit en Angleterre, et c’est en France qu’on s’est enfin retrouvés pour un bouquin qui parle du Dakota du Sud… Ce n’était que la cinquième fois que je voyais Guera, alors qu’on a fait 1200 pages ensemble… Mais on a beaucoup échangé sur Skype, on s’est envoyé des tonnes de mails. Et le déclic est arrivé très vite. C’est super de bosser avec un casting aussi divers. C’est important d’assumer d’où on vient. Je suis du sud des Etats-Unis, où il existe une importante tradition littéraire, cet héritage est très enraciné en moi et, j’espère, se retrouve dans mon écriture. Le comics n’a pas uniquement besoin d’auteurs de New York ou de Portland, il faut des voix qui viennent de partout.



Qu’est-ce qui était au cœur de Scalped ? Votre envie première ?



Je ne suis pas du genre à mettre en place une intrigue hypertordue. Ma force, ce sont les personnages, tout part d’eux. Mais c’est le décor qui rend des situations classiques si différentes. La réserve occupe une place centrale et devient un personnage en soi. J’ai fait beaucoup de recherches, rencontré plein de gens, mais jamais voulu faire un documentaire. Ça reste avant tout un polar.



Il y a une dimension politique sous-jacente dans la BD, notamment l’assassinat des agents du FBI qui évoque les événements de Pine Ridge…



Mon boulot n’est pas de dire aux gens quoi penser. J’espèrent que les lecteurs peuvent m’imaginer libéral aussi bien que conservateur, chrétien ou athée. Après, s’ils réalisent que des endroits comme Pine Ridge existent aux Etats-Unis, qu’il y a un pays du tiers-monde caché dans l’ombre du mont Rushmore… Derrière cette image de carte postale, à seulement quelques kilomètres, il y a des gens qui vivent sans électricité, ni eau courante ! Et je me suis évidemment inspiré de l’affaire Leonard Peltier[militant amérindien condamné à la prison à vie en 1977, ndlr]. Si ça peut servir d’étincelle pour que les lecteurs s’informent à ce sujet, tant mieux… mais ce n’est pas pour ça que j’ai fait ce livre.



Depuis la fin de Scalped, vous avez acquis un certain statut. Vous avez bossé sur Wolverine,Thor, et on vous a confié le job un peu pompeux d’«architecte» de l’univers Marvel…



Faire du super-héros est une vraie bouffée d’air frais. Ça m’évite de me répéter. Durant l’écriture de Scalped, ma femme a mis du temps à comprendre que tout le temps que je passais à regarder le plafond, à faire le tri dans mes idées, c’était vaiment du boulot, que j’avais un emploi. Maintenant, je peux rester trois jours enfermé dans une salle avec d’autres nerds pour planifier ce qui va arriver chez Marvel pendant les deux prochaines années. Mais c’est vrai que ça peut sembler un peu ridicule, tous ces adultes qui se réunissent très sérieusement pour s’amuser avec des super jouets… Il n’y a pas très longtemps, des officiels de Disney sont venus à une de ces réunions, et on voyait dans leurs yeux qu’ils ne pigeaient absolument rien à ce que nous disions… C’est génial de se dire qu’une bande de nerds préside à la destinée de personnages qui pèsent des milliards pour une multinationale.


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le 10 mars 2014

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Marius

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