L’histoire se passe en 2001 et elle raconte les débuts d’une relation amoureuse qui aurait pu être invivable, voire ne pas exister du tout. C’est sûr que quand une femme vous annonce “je suis HIV”, vous pourriez être tenté de fuir. Heureusement, Fred ne s’est pas sauvé, et il raconte cette aventure avec beaucoup de tendresse et de sincérité.


Dans le dessin d’abord. Juste la pureté du noir et du blanc, un trait fin et fluide plein de douceur. Des pages blanches, très épurées qui contrastent avec le noir profond des suivantes. Ces teintes qui en disent plus long encore que les textes qui les complètent. Et ces personnages avec leurs grands yeux dans lesquels passent tous les sentiments sans besoin de mot, et qui expriment merveilleusement bien les émotions de chaque instant. Je trouve que l’illustration en noir et blanc est toujours formidable quand elle est réussie. Faire passer autant de chose avec seulement deux teintes, celle du papier souvent proche du blanc, et son opposé, le noir pur m’impressionne à chaque fois. Dans cet album, Peeters n’a rien à envier à Hugo Pratt ou David B., son dessin dépouillé est visiblement plein d’une honnêteté qui fait mouche.


L’album est divisé en chapitres, chacun raconte un moment pris sur le vif, un petit bonheur, une angoisse du quotidien, un événement difficile ou un questionnement. L’auteur ne nous donne pas les grandes lignes de son histoire, il n’y a pas réellement de trame. Les événements sont certes présentés dans l’ordre chronologique, mais on peut quitter une scène d’amour et se retrouver sans transition dans la salle d’attente d’un médecin. L’idée n’est pas de raconter toute l’histoire de cette relation amoureuse, mais plutôt d’en cibler des hauts et des bas, et de montrer que, comme dans toute les histoires d’amour, on rigole et on souffre, on s’aime et on s’inquiète.


La maladie est présente, elle rythme leur quotidien entre passages à l’hôpital, incertitudes et prises de médicaments. Mais au delà de ces contraintes, il y a aussi la vie qui est racontée, pas seulement à travers la maladie, parce qu’être HIV, ça ne veut pas dire arrêter de vivre, c’est seulement vivre différemment. L’histoire d’amour est raconté tantôt avec humour, tantôt avec passion, et toujours avec tendresse. Les deux personnages réussissent parfois à faire fi de ce fléau pour profiter totalement de leur bonheur à deux, et à trois. La question de la paternité dans une famille recomposée se présente à l’occasion de crises et de confrontations avec un petit garçon perdu, perplexe, qui cherche sa place dans ce trio.


L’angoisse est là elle aussi, elle pointe son nez sans prévenir avec un préservatif qui se déchire, une carie suspecte, un bouton de fièvre qui s’installe un peu trop longtemps… L’auteur décortique de façon magistrale ses sentiments et ceux de sa compagne face à ce fardeau qu’elle porte, qu’elle a imposé à son enfant, à cet homme devenu père par procuration. Il nous emmène aussi dans son monde intérieur dans lequel il s’interroge : qu’est-ce que la compassion, comment gérer cette souffrance qui n’est pas la sienne, quel rôle cette maladie joue t-elle dans leur histoire d’amour… Ces émotions et ces questionnements sont partagés de manière très poignante, mais sans jamais faire pitié.


Cette façon de raconter le sida, cette maladie incurable, terrifiante qu’on ne connait pas bien parce qu’elle nous fait peur, parce qu’elle est loin, parce qu’elle est pour les autres est une révélation. La maladie est un fardeau certes, une difficulté parfois insoutenable pour celui qui la porte et pour son entourage, mais elle n’est pas seulement synonyme de solitude, tristesse ou mort. Elle n’apporte pas le bonheur, mais elle ne l’interdit pas non plus.


Dans une interview, l’auteur a dit “Le piment du récit, c’est que le personnage féminin est séropositif. Pour ce livre, j’ai pris ce qu’il y avait de plus intense dans ma vie à l’époque. Si la romance que je vivais alors avait été plus “normale”, elle n’aurait peut-être pas donné lieu à un roman graphique.”


Son objectif n’était probablement pas de nous donner une leçon sur le comportement à adopter face à cette maladie, et pourtant, c’est une belle leçon de vie qu’il livre ici. Même si l’album ne donne pas toutes les réponses, il pose bon nombre de questions qui méritent qu’on se penche dessus. Comment accepter cette maladie ? Comment ne pas vivre dans l’angoisse perpétuelle ? Comment aimer quand un troisième acteur indésirable vient se mêler à l’histoire d’amour ? Comment compatir à la douleur sans ressentir de la pitié ? Comment aider et soutenir sans s’approprier la douleur, la peine ?


Un grand bravo à cet auteur qui a sur partager cette aventure de la vie quotidienne avec tendresse, fraîcheur, passion et sincérité.


À lire aussi, avec plein d'autres, sur : http://www.demain-les-gobelins.com/pilules-bleues-frederik-peeters/

GobelinDuMatin
9
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste Les bds en noir et blanc

Créée

le 19 janv. 2017

Critique lue 165 fois

GobelinDuMatin

Écrit par

Critique lue 165 fois

D'autres avis sur Pilules bleues

Pilules bleues
Nanash
9

Critique de Pilules bleues par Nanash

Quand on est enfant on se dit que pendant la seconde guerre mondiale, on aurait surement été un résistant exemplaire, qu'on aurait tenu une fourche plutôt qu'un sceptre à la révolution. Bref, on a...

le 28 mars 2013

11 j'aime

1

Pilules bleues
Nonivuniconnu
9

Sblaf

Ce sont des choses qui arrivent. On se lance dans une œuvre quelconque pour une raison qui l’est tout autant … et on se prend une droite dans la gueule sans prévenir. Là, j’ai encore mal de celle que...

le 16 sept. 2014

10 j'aime

Pilules bleues
Vef
10

L'histoire autobiographique d'un amour naissant avec l'ombre pesante des pilules bleues

Une bande dessinée comme une confession. Un pendant de vie croqué pour l'auteur lui-même presque plus que pour les lecteurs. Et puis non, il y a aussi ce magnifique message qui nous atteint. Le...

Par

le 1 mai 2016

8 j'aime

Du même critique

Lignes de faille
GobelinDuMatin
8

Parce qu'être un enfant n'est pas si simple...

Dans Lignes de faille Nancy Huston nous raconte l’histoire d’une famille sur quatre générations, et non contente de nous faire voyager dans le temps et l’espace à travers le regard de quatre enfants...

le 22 nov. 2017

2 j'aime

1

L'Aile brisée
GobelinDuMatin
8

Comment voler avec une aile brisée ?

Il y a un peu plus d’un an, j’ai lu L’art de voler d’Antonio Altarriba. C’était le premier album d’une petite série de bandes dessinées consacrées à l’Histoire de l’Espagne qui ont atterri dans ma...

le 22 nov. 2017

2 j'aime

Inside No. 9
GobelinDuMatin
8

Les anglais sont définitivement des gens merveilleux

Inside Number 9 est une série d’anthologie créée et écrite par par Reece Shearsmith et Steve Pemberton (ça c’est Wikipédia qui le dit, et jusque là, tout est bon). Le fil conducteur entre tous les...

le 16 avr. 2017

2 j'aime

5