Le plus gros et plus beau livre que je tiens de mon grand-père paternel est un énorme recueil (au moins du 80x40!) de photos et d'illustrations tirées du Petit Journal sorti pendant la guerre de 14-18. Enfant, je l'ai épluché des dizaines de fois et c'est de ce magnifique ouvrage relié en vieux cuir que je tiens mon intérêt pour ce terrible conflit, dans lequel ont combattu plusieurs autres de mes aïeuls, comme cela doit être le cas de la majorité d’entre vous.


Ce livre était une inépuisable mine d'or, mais je me rappelle que plus que les photographies, ce sont les peintures qui retenaient le plus mon attention : loin de la propagande kitsch et aseptisée à laquelle on aurait pu s'attendre, elles dépeignaient les combats entre Français et Allemands avec un réalisme tout bonnement saisissant. Les visages austères et tourmentés, les paysages mornes, les arbres morts, la boue et la grisaille y contrastaient avec la violence des explosions et le garance des pantalons de la troupe.


Si je vous en parle, c'est parce que dès la planche d'ouverture de sa "Première Complainte", Notre Mère la Guerre m'a immédiatement rappelé ces illustrations d'époque. J'ignore si Mael y a eu accès avant de commencer à dessiner et mettre en couleurs cette série coréalisée avec Kris, mais je serais prêt à parier gros à ce sujet. En tout cas le résultat est le même : un témoignage aussi sublime que terrifiant, une ambiance d'agonie permanente, comme si c'était la Terre toute entière qui se mourait lentement et douloureusement des blessures infligées par la folie de ses occupants fratricides.


Mais NMLG, paru entre 2009 et 2012, ce n'est pas qu'un récit au-jour-le-jour du quotidien de la grande boucherie, dans la veine des Croix de Bois de Dorgelès, du Feu de Barbusse ou d'Im Westen Nichts Neues de Remarque, sans intrigue autre que la survie des protagonistes : c'est aussi une bonne vieille enquête policière – rappelant en cela davantage Les Âmes Grises de Claudel ou Shoulder the Sky de Perry – menée par le lieutenant Roland Vialatte, policier d'élite mais naïf, chargé d'identifier le(s) meurtrier(s) de plusieurs femmes n'ayant apparemment rien en commun (ça une serveuse, là une infirmière, bientôt une journaliste et une prostituée…) si ce n'est d'avoir été retrouvées égorgées à divers endroits de la ligne de front.


Tâche noble mais non dénuée d'absurdité… alors même qu'autour de ces malheureuses, des millions de jeunes gens s'écharpent sans savoir pourquoi ("c'est absurde, on tue des gars comme nous pour le compte de gars qu'on tuerait !"). Questionner avec intelligence et subtilité des notions aussi complexes que l'honneur, la loyauté, le coût de la vie et celui de la mort, l'opposition entre justice des hommes et justice divine, telle n'est pas la moindre des qualités de cette extraordinaire bande dessinée.


Pour venir contrebalancer l'idéalisme républicano-chrétien de Roland, Kris a en effet la bonne idée de lui faire rencontrer une vieille connaissance : le caporal Gaston Peyrac, ex-anarchiste bourru mais sympathique, désormais à la tête d'une section de jeunes repris de justice, qui se retrouve bien évidemment suspect numéro un. Avant cela, Roland et ses lunettes devront faire face à la méfiance légitime de plusieurs soldats ainsi qu'à la morgue tyrannique d'un général, qui ne se soucie que d'avoir un nom à brancarder et un exemple à fusiller. Tout poisson hors de l'eau qu'il est, Roland se lie néanmoins d'amitié avec le capitaine Janvier, officier mélancolique et émasculé par un obus, avec qui il partage un certain amour pour Charles Péguy – et Victor Hugo, ce qui donne lieu à deux planches absolument magnifiques dans lesquelles la troupe s'avance dans la nuit, sans dialogues si ce n'est les vers du génial auteur. La symbiose entre poésie et bande dessinée est rare, et si rien que pour cette raison je pouvais mettre plus de 10 à cet album, je le ferais.


Pourtant, comme le fait remarquer le soldat Jolicœur, "Hugo se trompait. Sur les barricades ou dans les tranchées, quand on est sur le point de crever, on ne chante pas. On chie dans son froc." Constat bien amer et prophétique pour cet apprenti-Gavroche…


Ses multiples références littéraires pourraient donc rendre NMLG poseur et prétentieux, mais la qualité des dialogues et la crédibilité des personnages permettent de ne jamais nous sortir de l'immersion dans la Champagne ravagée de ce début 1915, si impeccablement représentée par les aquarelles de Mael. Je n'oublierai pas de sitôt la sensation qui m'avait envahie lorsque j'ai lu cet album pour la première fois : celle de m'être plongée non dans une bonne BD, mais dans une GRANDE BD. Par chance, Mael et Kris n'allaient pas me faire démentir dans les trois tomes suivants.

Szalinowski
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le 24 avr. 2019

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