Ceci n'est pas une épée, c'est une lance.

Ce tome fait bien sûr suite à Saga tome 1 (épisodes 1 à 6). Il contient les épisodes 7 à 12, initialement parus en 2012/2013, écrits par Brian K. Vaughan, dessinés, encrés et mis en couleurs par Fiona Staples, avec un lettrage de Fonografiks. Il vaut mieux avoir lu le premier tome avant de commencer celui-ci.


Le récit s'ouvre par un petit retour en arrière sur les convictions de Barr (le père de Marko) vis-à-vis de la guerre entre Landfall et Wreath, avec des commentaires d'Hazel (la fille d'Alana et Marko). Puis il reprend son cours au présent, à bord du vaisseau spatial où Alana fait connaissance avec ses beaux-parents qui découvrent leur petite fille. Marko et Klara (sa mère) se téléportent sur une autre planète à la recherche d'Izabel, pendant que Barr et Alana restent en tête à tête pour briser la glace. Il y a 2 ou 3 retours en arrière pour montrer dans quelles circonstances Alana et Marko ont fait connaissance, et l'importance du livre "A night time smoke" de D. Oswald Heist dans leur relation. Pendant ce temps là, Gwendolyn se fait fort de remettre The Will au travail, alors qu'il continue de s'inquiéter pour Slave Girl qu'il a laissée sur Sextillion.


Dans le premier tome, le lecteur découvrait un univers très riche, dans une narration au croisement de plusieurs genres : science-fiction, magie, horreur, et comédie romantique. Vaughan et Staples continuent de construire le récit sur ces bases très ouvertes.


Du point de vue de la science-fiction, ils poursuivent leur numéro d'équilibriste entre concepts innovants et imaginatifs, et approche second degré. Dans ce deuxième registre, il y a toujours ces individus avec un écran moniteur à la place de la tête (qui affiche parfois des choses inattendues, telle celle apparaissant sur la tête de Prince Robot IV au début de l'épisode 12). Il y également cette entité qui a la forme d'un cerveau hypertrophié rose avec des tentacules, qui flotte dans un liquide dans un cylindre en actionnant des leviers de commande (épisode 8). Le bébé phoque anthropomorphe vaut également le déplacement (épisode 12), établissant que l'approche conceptuelle des races extraterrestres par Fiona Staples refuse de se conformer aux clichés en vigueur dans ce genre. Mais d'un autre côté, Vaughan et Staples continuent à tirer partie des spécificités du vaisseau spatial d'Alana et Marko, qui sort de l'ordinaire. C'est ainsi que le vaisseau communique par le biais de couleurs (pour indiquer un danger imminent), ou qu'il est tellement inhabituel qu'Alana finit par se demander si la pièce où elle se trouve est la salle des machines ou le cellier.


Toutefois l'intérêt principal du récit ne réside pas dans ces composantes de science-fiction très personnelles. Comme dans le premier tome, l'horreur se tapit au coin de la page. Elle peut prendre une forme déjà rencontrée (l'apparence toujours aussi dérangeante d'Izabel, la baby-sitter d'Hazel), ou la morphologie d'un nouveau monstre (une sorte de géant difforme affligé d'une éléphantiasis des testicules d'autant plus repoussante qu'ils pendouillent à l'air libre). Fiona Staples a choisi une approche graphique remarquable d'intelligence pour rendre compte de cette dernière horreur. Elle ne s'attache pas à l'exactitude photographique, mais plutôt à l'impression générale que peut provoquer cette difformité. De près, les traits représentent vaguement ce qu'il en est ; avec un peu de recul l'impression produite devient insoutenable. Il peut donc s'agir d'une forme d'horreur très visuelle (un soldat dont le corps explose), ou plus psychologique (la prostitution infantile).


Là encore, la composante horrifique n'écrase pas les autres et c'est un vrai plaisir de retrouver ces personnages si attachants, faillibles et touchants. Il serait facile de ne s'attarder que sur la composante sexuelle des relations d'Alana et Marko (usage très original des cornes de Marko, épisode 11). D'autant que Vaughan et Staples n'ont pas peur d'être explicite, en mots comme en images. Il y a donc cette fellation très inattendue en début de chapitre 12, les testicules d'un monstre (épisode 8), mais aussi les commentaires de Marko sur le fait qu'il ne se soit pas retiré avant d'éjaculer, ou les commentaires d'Hazel (jeune enfant) déclarant que ses parents ont eu des relations sexuelles. Le savoir-faire et la sensibilité des auteurs font que ces moments sont naturels : il ne s'agit pas d'un dispositif pour choquer ou racoler, pour conserver l'attention du lecteur. C'est un aspect de leur histoire parmi d'autres, tout aussi émouvants, touchants et parlants. En fonction des séquences, le lecteur pourra apprécier le caractère de Marko qui préfère établir un contact et communiquer d'abord, plutôt que de commencer par frapper et discuter ensuite (et ce n'est pas parce qu'il manque de puissance physique ou plutôt magique). Il découvrira ce qui a révélé l'amour que se portent Alana et Marko, et que cet amour n'est pas aveugle ou idéalisé (Alana a conscience des défauts de Marko, et elle ne supporte pas son habitude de rire à ses propres blagues).


Les relations mises en scène par Vaughan et Staples ne se limitent pas à épingler ou retranscrire de petits travers, ou des moments d'intimité fragile, elles évoquent également des aspects plus complexes tels que les relations entre parents et enfants (une prise de conscience touchante quand Klara se rend compte que son fils a continué d'apprendre après être devenu indépendant). Les auteurs réussissent à évoquer l'incidence des différends de la génération précédente (et même un peu plus que des différends puisqu'il s'agit d'une guerre) sur la génération d'après qui se retrouve à devoir vivre dans le cadre contraignant des haines héritées de leurs parents. Comme dans ses séries précédentes (Y Le dernier homme et Ex Machina), Vaughan insère un élément venant expliciter sa démarche de scénariste. Ici, il est possible de voir dans l'usage du livre fictif "A night time smoke", un commentaire sur l'importance des ouvrages de fiction. En particulier, Vaughan insiste sur la valeur métaphorique de cet ouvrage, et sur le partage qui en découle entre Alana et Marko, un partage d'idées, un développement individuel sur la base d'un même ouvrage, ensemble, ce qui les rapproche, ce qui leur révèle des atomes crochus, une façon de voir la réalité assez semblable.


À nouveau, ces éléments de réflexion, d'introspection ne constituent pas la composante essentielle du récit, n'écrasent pas les autres. En particulier, ce tome représente aussi une lecture très drôle. Alana a conservé son franc parler, quitte à froisser le père de Marko, Gwendolyn traite Mama Sun de Mama Cellulite pour un effet des plus cocasses, les réparties de Lying Cat (détecteur de mensonge incarné sous forme féline) font mouche à chaque fois en mettant à nu l'hypocrisie d'un interlocuteur, et Staples n'est pas en reste avec cette apparition ectoplasmique qui fait un doigt d'honneur discret.


L'aspect purement graphique du récit s'est amélioré par rapport au tome précédent. Staples se montre plus habile et sophistiquée dans sa façon de dessiner les éléments les plus extravagants du scénario (oui, je pense encore à ces testicules), ou les plus malins. Vaughan s'amuse à montrer que les personnages ne parlent pas tous la même langue (certains parlent bleu, littéralement, c'est-à-dire que le texte dans le phylactère est écrit en couleur bleu). Staples a amélioré en particulier sa conception des arrières plans, et son dosage entre leur aspect détaillé, ou leur caractère flou comme si la mise au point était mal faite. Elle a atteint un point d'équilibre où son travail à l'infographie présente le bon niveau d'information visuelle en fonction des nécessités de la séquence. L'encrage n'est utilisé que pour détourer les silhouettes des personnages, pas pour les décors. Ces derniers sont représentés directement à la couleur, les différentes teintes permettant de distinguer une forme d'une autre, de figurer les variations de luminosité et d'installer une ambiance spécifique par l'usage de plusieurs nuances d'une même teinte. Par l'utilisation de couleurs identiques, elle peut ainsi évoquer rapidement le décor détaillé de la case précédente par quelques aplats géométriques, en focalisant l'attention du lecteur sur les personnages au premier plan, établissant ainsi une hiérarchisation de l'information visuelle.


Avec ce deuxième tome, Brian K. Vaughan et Fiona Staples intègrent harmonieusement toutes les composantes de leur récit dans une narration riche, originale, élégante et très personnelle. Vaughan prouve qu'il a progressé en tant que scénariste, ses 2 précédentes séries souffrant un peu de l'alternance systématique de parties portées soit plus par l'intrigue, soit plus par une thématique (l'exercice du pouvoir et ses responsabilités, ou la place de la femme dans la société). Staples a également progressé dans sa maîtrise de l'outil infographique pour des planches mieux équilibrées, plus sophistiquées sans être surchargées, plus efficaces et tout aussi séduisantes.

Presence
10
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Créée

le 1 mai 2020

Critique lue 61 fois

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