Shangri-La
7.5
Shangri-La

BD franco-belge de Mathieu Bablet (2016)

Shangri-La est avant toute chose un très bel objet. Sûrement l’un des plus jolis travaux d’édition de cette année 2016. Couverture sublime, noir épuré, grammage de papier, quatrième de couverture alléchante, dos toilé… Bref. Non, décidément, rien n’est à jeter. Tout est à contempler.
Saluons à ce propos l’autre prouesse éditoriale. Non plus artistique, celle-ci, mais économique. A savoir le prix de l’œuvre. 20€ seulement. A peine croyable. On en viendrait presque à le reprocher aux éditeurs d’Ankama.


Graphiquement, on atteint des sommets. En particulier dans les domaines de la perspective (vertigineuse), de la couleur (fantastique) et du cadrage (moderne). Pas impossible qu’on retrouve Mathieu Bablet dans le domaine du cinéma d’ici quelques années ; tant ses influences, aussi bien sur la fond que sur la forme, tiennent du septième art.
Le rythme est bon, indéniablement travaillé et pensé. A ce propos, le choix d’une symétrie narrative avec ouverture et fermeture similaires du récit est agréable. Silences, respirations, introspections... Le lecteur s’y retrouve. Il se pose des questions, se sent intelligent. Toutefois, et malgré ce semblant de fondations, l’architecture du récit demeure bancale à bien des égards. Notamment en ce qui concerne le « dénouement ». Quelle intelligence de souligner le postulat philosophique de l’éternel recommencement (c'est rare en BD, et ça fait plaisir). Mais quelle déception de ne pouvoir l’apprécier qu’à moitié, tant cette fin ouverte l’est trop, justement, ouverte. Cruel manque de lisibilité. Les vignettes se veulent implicites. Elles flirtent malheureusement avec l’incompréhensible.


En même temps, c'est dur de jouer avec l'implicite. A part si l'on s'appelle Baudoin.


En revanche, claque, gifle, baffe... Quelle précision dans le dessin… C’est époustouflant. Mathieu Bablet a-t-il fait ses armes de dessinateurs en se cachant dans les sous-sol du CNES ? On y croirait, tant les reproductions de satellites, « mécas » et autres bases spatiales sont prodigieusement fidèles. Les couleurs... Pedrosa est un maître dans cet art. Le voilà menacé.
A ce propos, remercions l’auteur et son éditeur de gratifier le lecteur de splendides pleines pages (voir 205…) et de somptueux triptyques (voir 72…). Prise de risque payante. Quel plaisir. Une bande-dessinée se lit mais se contemple aussi. Celle-ci en fait partie.


L’écriture se trouve être malheureusement le point faible de l’œuvre. Indéniablement. On sent le travail de longue haleine de Mathieu Bablet. Mais bon sang, peut-on décemment jouer à armes égales sur les deux fronts ? A savoir sur le ring du dessin et sur celui du scenario ? Larcenet et F. Peeters y arrivent actuellement en Europe, génies de leur temps. Mais ils ne sont que si peu. Ne pas craindre l'association. Tardi, Rosinski, Moebius : trois génies dont les plus grandes œuvres furent des travaux à deux.
Les dialogues sont pauvres, les réflexions souvent grossières (à l’image des slogans des pages intérieures), le vocabulaire bien trop courant. C’est tellement dommage. Il faudra attendre quelques années avant de digérer Huxley, Orwell et Asimoov. Mais on ne peut s’empêcher de penser qu’une association avec un Dorison, un Nury ou un Sente risque fort d'enfanter d'une œuvre marquante. Attendons patiemment.


On attendra aussi que Mathieu Bablet fasse le tri dans les thèmes qu’il souhaite aborder. Tous sont tellement intéressants, centraux et primordiaux. Mais bien malheureusement trop nombreux. Écueil des débuts.
On ne peut néanmoins que remercier ce jeune auteur de se lancer dans la critique de notre temps. Consumérisme dévastateur, hyper-sexualisation, danger monopolistique, repli identitaire… Les thèmes sont riches. Quant à l'intelligence artificielle ? C'est apparemment le futur sujet de l'auteur. Parfait. Puisse Mathieu Bablet concentrer sa narration uniquement sur ce point. Et éviter que son excitation ne s'incarne en une narration que trop conventionnel.
Alors qu’elle eût pu être excellente...


Une chose est sûre néanmoins, on va encore entendre parler de lui. Attendons un peu qu'il se nourrisse de La Décroissance, copinent avec les activistes de Pièces et main d’œuvre et digère quelques dizaines de bouquins, et l'on risque fort de voir naître un grand nom de la SF BD. Bravo pour ce travail.

PierreLartigue
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le 4 janv. 2017

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Pierre Lrt

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