Comprendre le monde pour un homme, c’est le réduire à l’humain. – Albert Camus

Ce tome est le dernier de la série initiale, le dernier du second cycle. Il vaut mieux avoir commencé par le premier tome Djemilah (1987). Ce tome a été publié pour la première fois en 2009. Il a été réalisé par Jacques Ferrandez, pour le scénario, les dessins et les couleurs, comme tous les précédents. Il comprend cinquante-six pages de bande dessinée. Il s’ouvre avec une citation célèbre d’Albert Camus (1913-1960) : Comprendre le monde pour un homme, c’est le réduire à l’humain. Vient ensuite une introduction rédigée par Maïssa Bey, une écrivaine algérienne, intitulée Que la parole vienne. Elle loue l’impartialité de l’auteur : il ne propose pas de réponse, il ne juge, ni ne condamne. Il se fait l’écho des anonymes, de leur désarroi, de leurs faiblesses et de leurs contradictions, de leurs errements et de leur détresse si souvent exploitée pour les besoins d’une cause peu soucieuse d’apaisement. Elle termine en faisant le vœu que vienne la parole pour réconcilier les mémoires. Alors seulement les individus pourront regarder leur histoire en face. Alors seulement la guerre sera finie. Ce tome se termine avec une bibliographie d’une vingtaine d’ouvrages historiques ou biographies dont la lecture a contribué à la réalisation de cet album.


Le dix mars 1960, à cap Matifou près d’Alger, le colonel Lebreton arrête sa voiture, et en descend avec Octave Alban pour marcher tranquillement sur la plage. Il entame la conversation : il présente ses sincères condoléances car il sait que l’ex-capitaine vient d’enterrer son père. En réponse à une remarque de son interlocuteur, il passe au vif du sujet : lui proposer une mission. Octave explique que c’est hors de question : il ne reprendra pas du service pour un gouvernement qui s’apprête à abandonner tous les Algériens. Le colonel finit par lui dire qu’il lui propose une mission se déroulant sur le territoire où se trouve sa compagne Samia. Le choix d’Octave est vite fait, contre ses principes.


De son côté, Samia est de retour là où elle a grandi, chez les siens. Le seul endroit où elle peut revenir, et redevenir elle-même. Elle a retrouvé sa grand-mère. Celle-ci n’a pas aimé ce qu’elle est devenue, et après quelques semaines elle a détesté son ventre rond, au point de vouloir faire passer le bébé. Samia a dû se battre avec elle : cet enfant à naître est celui de l’amour. Mais pour sa grand-mère ce qui aurait dû être une journée de gloire est un jour de honte. Finalement elle accepte ce qui est et elle protège sa petite-fille. Elle lui coupe les cheveux et les passe au henné pour conjurer la malchance et éloigner les mauvais esprits. Octave Alban finit par arriver dans le village où se trouve Samia. À la descente de voiture, il est accueilli par Saïd qui a grandi. Ce dernier lui demande si l’armée va rester. Le capitaine qui a repris du service n’a pas de certitude pour le rassurer. Il demande où se trouve Samia. Assis devant elle, il lui demande pourquoi elle est partie. Elle répond qu’elle avait besoin de se retrouver. Elle a dû oublier ce qu’est son peuple, son pays aujourd’hui. Il n’est pas possible de construire ainsi un futur pour son bébé à venir.


Le lecteur entame ce dernier tome dans un état d’esprit bizarre. Il sait qu’il va devoir quitter ces personnages qu’il a accompagnés depuis le tome 6. Il connaît déjà le dénouement : le résultat du référendum sur l'autodétermination de l'Algérie du 8 janvier 1961, et le départ des Français du sol algérien. Il sait également que l’auteur va évoquer en arrière-plan les principaux événements historiques sans les développer, sans les présenter sous forme d’exposé : le principe de la série reste de vivre ces événements à hauteur d’être humain, au travers de différents personnages pour en faire apparaître la diversité des conséquences. Le lecteur sent son cœur se serrer car il a noué des liens très fort avec Samia et Octave Alban, avec le jeune Saïd, et même avec le colonel Lebreton ou Bouzid. Il découvre la citation d’Albert Camus en exergue : Comprendre le monde pour un homme, c’est le réduire à l’humain. Il voit que c’est exactement le principe qui a guidé Jacques Ferrandez pour sa série : présenter l’Histoire de l’Algérie au travers de personnages auxquels il a insufflé une remarquable humanité. Le colonel Lebreton continue de faire son métier, ayant su adapter son point de vue à l’évolution de la situation. Octave fait passer sa compagne avant ses principes. Samia peut quitter physiquement son pays, mais elle ne peut pas extirper son pays de son histoire personnelle. Saïd, un Arabe adolescent ayant trouvé une situation dans l’armée française, a une conscience aigüe de la manière dont les autres Algériens vont le considérer si la France se retire du pays. Noémie, la mère d’Octave, voit tous ses biens lui échapper, que ce soit sa fortune personnelle, ou son exploitation viticole.


Comme dans les tomes précédents, les personnages sont portés aux longues réparties, pas des soliloques, ni des tirades, mais ils prennent leur temps d’exposer leur état d’esprit, d’expliquer leur situation. Ils sont à la fois uniques en tant qu’individu, à la fois emblématiques d’une catégorie de la population. Par exemple, Octave Alban, ex parachutiste, en vient à dire à son colonel que, franchement, il ne sait plus où est son devoir, où sont ses convictions. Il ne sait qu’une chose : quand la vérité est introuvable, il ne reste plus qu’à faire ce que l’on croit juste. Pour lui, ce qui compte, c’est la fidélité à la parole donnée, la fidélité aux siens, la fidélité à la terre où sont enterrés ses morts. Il se fie à son instinct, celui de l’animal qui défend sa tanière, ou celui du premier homme qui défend sa tribu, sa famille. Dans le fil de la narration, ces moments apparaissent organiques, dépourvus de théâtralité : les individus ont besoin de pouvoir dire leur situation, dire leurs difficultés de compréhension, la disparition de leurs repères, leur colère qui peut les amener à prendre les armes et à commettre des actes atroces, leur espoir de pouvoir se raccrocher à une hypothétique compensation. La situation ne cesse de leur échapper, les événements les prennent au dépourvu et ils n’ont aucune prise dessus, ni pour les infléchir, ni pour les anticiper.


Comme dans les tomes précédents, la lecture révèle plus ses saveurs si le lecteur est un peu familier avec lesdits événements historiques. Par exemple, il vaut mieux avoir une idée de l’articulation entre le Front de Libération Nationale (FLN), l’Armée de Libération Nationale (ALN), le Gouvernement Provisoire de la République Algérienne (GPRA). Dans ce tome, le lecteur voit se produire en premier plan ou en toile de fond la grève générale et la manifestation de décembre 1960 (des manifestations organisées dans la plupart des villes pour l’indépendance de l’Algérie), la formation de l’Organisation de l’Armée Secrète (OAS) en février 1961, la fusillade de la grande poste (aussi appelé Massacre de la rue d’Isly à Alger) le 26 mars 1962, le putsch des généraux du 21 avril 1961 (Maurice Challe, Edmond Jouhaud, Raoul Salan et André Zeller), les accords d’Évian (négociations entre le gouvernement de la République française et le GPRA) en 1962. À l’échelle des personnages, les massacres continuent : répression militaire des manifestations, exécutions sommaires en pleine rue d’Alger, ratonnades à Paris, attentats terroristes à la bombe.


Complètement absorbé par le déroulement des événements et les réactions des personnages, le lecteur en oublie d’apprécier les dessins, les tenant pour acquis. Pourtant, l’artiste ne se contente pas du minimum syndical. La narration visuelle reste de haut niveau. Il suffit que le lecteur songe un instant aux personnages pour qu’il se rende compte que les images expriment parfaitement leur personnalité et leur état d’esprit. Samia redevient radieuse en se retrouvant dans son village natal, éprouvant la satisfaction d’être chez elle, à sa place. Au contraire, le visage d’Octave Alban se fait de plus dur et fermé, toujours plus conscient d’être contraint et forcé de jouer un rôle qu’il n’a pas choisi et dont il ne veut pas. L’inquiétude visible sur le visage de Saïd sert le cœur du lecteur : il connaît le sort des harkis et lui non plus ne peut rien y changer. Il sourit un bref instant en découvrant les petits tortillons à proximité de la tête de Momo en train de déclamer de la poésie : il comprend qu’il est exalté, habité par l’inspiration. Il ne sourit pas en retrouvant les mêmes tortillons à proximité de la tête de Noémie, la mère d’Octave : elle aussi se trouve dans un état d’esprit déstabilisé par les événements, mais c’est parce qu’elle n’est plus capable de les assimiler, d’appréhender ce que signifie le départ des pieds noirs. L’Algérie reste un personnage visuel à part entière : la belle plage sauvage à Matifou, le désert à perte de vue au Djebel Amour, un salon de l’Élysée (Ah non, ce n’est pas en Algérie), les rues d’Alger envahies par les manifestants brandissant des drapeaux algériens et les forces de l’ordre, une autre propriété viticole, la librairie d’Edmond Charlot (1915-2004) éventrée par une bombe, les murs blancs souillés de slogans graphités, et pour finir le départ sur le port d’Alger.


Le lecteur referme ce dernier tome, le cœur serré par cette forme d’abandon, ce vivre ensemble qui n’a pas été possible, et la perspective peu rassurante des années à venir. Bien sûr, l’auteur insuffle sa connaissance des événements à venir dans sa manière de présenter la situation, pour autant la seule condamnation porte sur l’usage de la violence. À l’issue de ces dix tomes, de ces deux saisons, le lecteur a acquis une vision tout autre de cette période de l’Histoire de l’Algérie, des attaches d’êtres humains à leur terre, à leur pays, avec des points de vue très différents entre les pieds noirs et les musulmans, mais jamais caricaturaux. Une lecture rendue exceptionnelle également par la proximité avec les personnages et les paysages. Il ne reste plus qu’à passer à la suite la suite : Suites algériennes.

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le 29 janv. 2023

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