Written into existence, lorsque Promethea rencontre Fables, Harry Potter et Sandman

J'avais fait une liste, il y a quelques temps déjà, associant à plusieurs auteurs majeurs de comics son Finnegan's Wake, où je plaçais Lucifer comme la meilleure série de Mike Carey, celle qui l'incarnait le mieux.
Pourtant, je lui préfère de loin son magistral run sur Hellblazer, qui a réussi à donner le dernier souffle de grandeur à cette illustre série, avant qu'elle ne s'éteigne d'une belle mort après près de 300 épisodes, et avoir vu passer à l'écriture les plus grandes plumes du comics des ma(r)ges, d'Alan Moore à Grant Morrison, en passant par Warren Ellis, entre autres maîtres de la narration made in comics mâtinée de culture ésotérique plus ou moins affirmée, revendiquée, appliquée parfois (Alan Moore et Grant Morrison ne s'en cachent aucunement). Et donc, Mike Carey passe par là, et réussit à offrir un ultime run de qualité (avant que je ne sais qui ne vienne pourrir la dernière ligne droite, malheureusement).
Mais j'avais donc choisi Lucifer, ce personnage échappé des pages de Sandman de Neil Gaiman (et accessoirement, du Paradis puis de l'Enfer biblique) dont Mike Carey avait su tirer une série d'excellente qualité à travers ce long spin off, réussissant à la fois à faire honneur à Gaiman en terme de talent de conteur et de respect de ce singulier personnage, tout en affirmant un style qui lui était propre, gorgé de culture occulte, de soif de conter, de références démoniques, d'intelligence narrative. Bref, Carey avait réussi. (et doit pleurer des larmes de sang en voyant ce que la série télé a fait du personnage, soit-dit en passant)


Néanmoins, au moment de faire cette liste, j'avais, à juste titre, hésité avec Unwritten, que je venais de découvrir à travers son édition française... Qui s'est interrompu au second volume, là où la série complète en compte 11.
Et c'est rien moins qu'un drame, car nous avons été privé - comme ce fut le cas pour les Invisibles de Grant Morrison - d'une des meilleures séries de Comics des marges, celles où évoluent Fables, Les Invisibles, Sandman, Promethea.
Nous, lecteurs comme éditeurs, avons péché par manque de discernement, n'ayant pas su voir au delà de ce que ces premiers volumes nous offraient, alors que tout était déjà là, dans les marges, entre les lignes, comme l'indiquait pourtant explicitement le titre du volume!


Il faut dire, à la décharge de ceux qui sont passé à coté, que Mike Carey ne nous a pas maché le travail. Car Unwritten EST son Oeuvre-somme, mais commence, à la façon de Promethea, par une fausse piste. Et l'analogie avec Promethea ne se limite pas là. Mais pour pouvoir en parler sans lui faire défaut, commençons par répondre à une simple question :


Qu'est-ce qu'Unwritten au final ?
Unwritten est une histoire composée d'histoires, de strates, et où chaque détail participe d'un effort commun : la création d'une intrigue fine et complexe, puisant à la Source de l'inspiration, tissant les motifs d'une trame aux proportions épiques, offrant, à la façon de Promethea, une réflexion sur le processus de création, sur la culture Magicke typiquement anglaise, la relation à la narration, les jeux de résonances entre magie, écriture, narration et réalité, avec un bagage culturel puisant tant dans la littérature classique - de façon explicite - que chez Burroughs, Phillip K Dick, Aleister Crowley - plus implicitement -, tout en rendant hommage à ses pairs tels Gaiman, Alan Moore, Grant Morrison et consorts. Avec une parodie de/hommage à Harry Potter servant de toile de fond. les références sont Legion, et pourtant, la trame est cohérente, fine, les niveaux de lecture, les strates de réalité(s) sont amenées avec justesse et finesse, permettant au lecteur de choisir son fil directeur, ou de s'enfoncer dans l'épaisseur du texte, à ses risques et périls. Car on ressort de Unwritten changé, transformé, là encore, le fort des oeuvres majeures.


Mais commençons par la trame de départ, la surface.
Unwritten est l'histoire de Tom Taylor, fils d'un auteur à succès, Wilson Taylor qui a écrit une saga, Tommy Taylor, qui évoque sans vergogne et avec un certain sens de la satire de la part de Mike Carey le gigantesque Harry Potter. Le pitch est analogue, le retentissement est encore plus massif, et le personnage principal est inspiré de son Tom Taylor, donc, allant jusqu'à emprunter le patronyme de son fiston.
Seulement voilà, Wilson Taylor, l'auteur, a disparu, sans laisser un rond (à cause de droits bloqués) ni la moindre nouvelle à son fiston, qui surnage en signant çà et là les livres de son père lors de conventions, en détestant chaque jour un peu plus son héritage, tout en affichant une fierté feinte de partager le nom du héros de la saga de Tommy Taylor, un orphelin qui a appris la magie dans une école pour sorciers (auprès d'un mage en toge avec une longue barbe) et qui affronte, avec ses amis Sue (jeune intello à lunettes) et un jeune rouquin maladroit et dévoué, l'effroyable comte Ambrosio, vampire chauve aux oreilles pointues. (Ca vous rappelle vaguement une série à succès de livre pour jeunesse en sept tomes ? Vous trouvez ? Ah bon ?)
Tout bascule lors d'une convention où une jeune femme, Lizzie Hexam, remet en question l'identité de Tom Taylor, dossier solide à l'appui montrant que son identité administrative est forgée de toutes pièces, déclenchant une tempête médiatique tant télévisuelle que parmi les communautés de fan qui se déchainent via twitter, Facebook et autres blogs, fanpages et réseaux sociaux.
Le pitch de départ est au moins sympathique, traité avec un humour cinglant et une justesse dans le reflet des mouvements d'opinions particulièrement acerbe et pertinente. La rempompe mi tendre mi cassante de Harry Potter - dont l'existence est mentionnée dans la diégèse de la BD, mais balayée de la main, en affirmant que Tommy Taylor, c'est Harry Potter en 'achement mieux et autrement plus influent, hop, emballé, c'est pesé! - est gérée avec justesse et donne à Unwritten cette justesse narrative, cette force dans le reflet que la série offre de notre monde qui habite les grandes oeuvres populaires.
Mais lorsque Lizzie Hexam vient à la rencontre de Tom Taylor en l'appelant Tommy, telle une fan ravagée, lui explique que l'identité de Tom est falsifiée parce qu'il n'existe pas vraiment, qu'il est un personnage de fiction accouché à la réalité, le doute se met à planer : est-ce une fan un rien cinglée qui le harcèle, une Stalkeuse dangereuse ? Comment en connait-elle autant sur Tom ? Pourquoi semble-t-elle connaitre des choses intimes sur Tom ?


Et surtout, pourquoi Tom Taylor n'a que peu de souvenirs de son enfance, sinon cette cartographie des endroits semi-fictionnels que Wilson Taylor lui a martelé durant toute son enfance ?
Tel lieu a servi d'inspiration directe pour le siège du Gouvernement dans le 1984 d'Orwell, tel roman majeur a été écrit dans une villa étrange, Baker Street n'avait pas de 221 B à l'époque de Conan Doyle...etc, autant d'anecdotes cartographiques précises aboutissant à une réécriture de la trame même du réel, des noeuds créatifs où se mêle réalité et fiction, où la trame du quotidien se fissure pour créer des passages, des points de connexion.
Habile croisement entre Debord, Jung et Crowley (ou plutôt le Temple of Psychick Youth, Psychick TV, Coil, Throbbing Gristle...Etc), simple et génial à la fois, ce jeu de cartographie, posé dès le départ, tel un bon gros fusil de Chekov bien ostensible, bascule au centre des enjeux via une véritable carte au trésor marquant les points de rencontre entre imaginaire et réel, mais aussi entre diverses créations fictionnelles, suivant des points de connexion précis.


Ajoutons à ça une Cabale à l'ancienne fleurant bon le conspirationnisme qui habite les oeuvres de nombre d'auteurs sus-nommés, des meurtres en série, un tueur qui transforme tout ce qu'il touche en bouillie verbale, littéralement - il touche un verre, et hop, celui-ci fond dans une mélasse évoquant le Miroir Magique vaudou, contenant le mot "verre" -, une écriture alternant maniant les archétypes narratifs avec grande finesse et toujours avec un sens de l'autodérision, et véritables coups de génie, pur frissons narratifs, une réécriture de l'histoire littéraire à l'aune de la magie et de conspirationnisme méta-narratif, une réflexion sur le pouvoir des mots, sur l'énergie dégagée par le choc entre les faits crus et les narrations romancées de ces faits, sur la notion même de création narrative.
Sans oublier une réflexion de fond sur la notion de jeunesse volée, inspirée par l'autobiographie du fils de l'auteur de Winnie l'Ourson, Christopher Milne, apparaissant lui aussi dans l'oeuvre de son père en tant que Christopher Robin.
Unwritten est tout ça, et bien plus encore.


On a très probablement l'une des meilleures séries de cette vague contemporaine de comics qui ont eu l'audace de déconstruire les genres pour forger un courant fort, souvent issu du Royaume Uni et de ses alentours, cette renaissance de la narration par le comics, ces fameux "graphic novel", terme pompeux pour anoblir artificiellement un genre qui n'en avait pas besoin.
Unwritten est le prolongement de cette tradition. Mike Carey est plus que quiconque l'héritier de ce savoir-faire, de ce supplément d'âme qui habite les oeuvres du mage Alan Moore, du conteur Neil Gaiman, du sorcier Grant Morrison.
Mike Carey, avec Unwritten, ose son Promethea.
Mais lorsque l'ambition est aussi gigantesque, comment démarrer les choses, comment dire au lecteur "reste, tu verras, c'est bien maintenant, mais ce sera démentiel plus tard" ?
Nous n'avons pas su prendre Unwritten, lire entre les lignes, comprendre l'échelle démesurée du voyage que Carey nous offrait. Et les non anglophones ne pourrons que deviner, supposer, et oublier avec plus ou moins d'amertume l'existence même d'Unwritten.
Promethea avait d'abord déstabilisé, déçu, puis fasciné pour au final s'imposer comme l'oeuvre maîtresse d'Alan Moore.
Unwritten aurait dû suivre le même chemin, mais nous n'avons pas sur lire, su écouter, su sentir ce que Carey nous murmurait dans les marges. Mais Carey ne bénéficiait ni de la réputation d'Alan Moore, ni du battage médiatique autour de l'oeuvre de son ainé.
Et c'est dommage. Pour nous.
La série a su, à terme, s'imposer dans les pays anglophones, et a trône désormais aux cotés de ses pairs, lovée entre Fables, Promethea, Sandman, Les Invisibles, La Ligne des Gentlemen Extraordinaires...etc.


Mais chez nous, elle a connu le funeste destin de ces oeuvres inactuelles qui doivent être courtisées pour s'offrir au lecteur, impliquent un contrat de confiance avec le lecteur, un abandon de ce dernier pour que ce qui danse entre les lignes vienne enfin se mêler au texte.
Elle a été interrompue en à peine deux volumes (peut-être même un seul, je ne suis plus sûr), alors que la surface commençait à peine à se fissurer pour laisser entrevoir la profondeur de l'oeuvre de Mike Carey.
Pour nous, ce ne sera jamais plus qu'un exercice de style mariant l'histoire du fils de l'auteur de Winnie l'Ourson à celle de Harry Potter, un jeu de clins d'oeils appuyés habile et rien de plus. Unwritten s'est dérobé à nous et nous l'avons oublié.


C'est pourquoi je vous adresse cet appel : amateurs de comics anglais, écossais, irlandais, de mythes, de légendes, de fictions, de surnaturel, de magick, de post modernisme, de Situationnisme, d'Alan Moore, de Dick, de Burroughs, de Gaiman, de Grant Morrison, des Invisibles, de Promethea, de The Filth, de Sandman, de Lucifer, du TOPY, du Tarot, de Jodorowsky, de Harry Potter, de Hellblazer, de Jung, de Beat Generation, de poésie, de fantasy, de dérive, de road movies, de magie rituelle, de romantisme, de romanesque, de BD, de comics, NE PASSEZ PAS A COTE DE CETTE SERIE!!!

toma_uberwenig
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le 17 avr. 2017

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D'autres avis sur Tommy Taylor et l'identité factice - The Unwritten : Entre les lignes, tome 1

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