Après la fin apocalyptique de la Deuxième Complainte, je me demandais dans quelle direction Notre Mère la Guerre pouvait bien aller : la piste suivie par le lieutenant de police Roland Vialatte était déjà si ténue en soi, les indices si éparses, que lorsque la Créatrice en question se décida de rappeler à elle la totalité des jeunes suspects, je me suis dit que Mael et Kris venaient de nous faire une blague cruelle, que l'enquête en resterait là, la guerre et la mort ayant imposé leur silence éternelle, comme elles seules en ont le pouvoir !


Mais je me trompais. Jamais deux sans trois, dit-on, et cette Troisième Complainte verra Roland, puisqu'il ne peut plus les interroger, explorer le passé de ces jeunes gens pour tenter de découvrir ce qui les a poussés à la Santé, puis dans la Grande Muette avant de potentiellement les transformer en tueurs de femmes. Leur Mère n'ayant pas toujours été la Guerre, il devrait bien y avoir quelque chose, dans leur histoire familiale, qui puisse venir expliquer des actes aussi horribles.


Mais dans mon excitation, je vais un peu vite en besogne. Nous sommes désormais en mai 1917, plus de deux ans se sont écoulés depuis les terribles événements des deux premiers tomes. Les pantalons rouges, si affectionnés par les tireurs allemands qui n'en demandaient pas tant, ont été remplacés par un bleu-gris qui sied mieux à l'ambiance du temps qu'à un réel souci de camouflage. Roland lui-même, se sentant inutile dans la police – à moins que ce ne fût l'inhibition du combat de la Deuxième Complainte ? Mais l'un et l'autre ne s'excluent pas mutuellement – s'est finalement enrôlé dans la biffe, mais ses capacités intellectuelles supérieures à la moyenne lui ont valu d'être reversé dans un corps d'élite flambant neuf : les chars, ou "artillerie spéciale" comme l'appelle l'armée, dont le talent pour les euphémismes est sans pareils.


Comme l'album précédent, cette Troisième Complainte s'ouvre sur un assaut – mais cette fois l'infanterie n'est pas envoyé à l'abattoir, au moins a-t-elle le luxe de s'abriter derrière les dits monstres d'acier. Pour les équipages de ces derniers cependant, ce n'est pas la fête. Plus d'effet de rouille dans l'aquarelle de Mael, c'est le gris qui prévaut, un gris métallique et maladif. En l'espace de deux-trois planches, les auteurs rendent bien compte de l'enfer de la vie des tankistes, ces habitants des "cercueils d'acier".


L'un des St-Chamand est commandé par un officier masqué qui garde son calme en toute circonstance, même lorsque l'équipage d'un tank voisin se retrouve à brûler vif et que bientôt c'est au tour de son véhicule d'être dévoré par les flammes. Ce Rambo tricolore sort même une mitrailleuse pour continuer le combat avec les terriens ! Ce n'est que lorsqu'il retire son masque pour prier pour le salut d'un de ses camarades tombés que nous découvrons qu'il s'agit bel et bien de Roland. Belle façon de montrer l'évolution du personnage via l'action plutôt que par les mots.


Un obus allemand finit par avoir raison du Vialatte 2.0, qui se réveille dans un hôpital militaire après avoir rêvé d'Eva, son amante autrichienne entraperçue à son chevet dans la Première Complainte. C'est toutefois dans les bras d'une autre jeune femme, l'infirmière Louise, que Roland va profiter d'un réconfort passager, rare exemple de romance forcée et maladroite dans un récit par ailleurs parfait.


Oh, et aux citations de Péguy et Hugo des deux premiers albums, Kris vient ajouter le poème allemand Aus der Jugendzeit de Friedrich Rückert. Ce duo d'auteurs sait vraiment me prendre par les sentiments.


Le bon temps ne dure bien sûr pas, puisque Vialatte reçoit la visite surprise de son vieil "ami" Janvier, plus taciturne que jamais – et déterminé à obtenir le fin de mot de l'histoire quant au meurtre de sa bonne amie et des autres femmes durant l'hiver 1914-15, alors même que le caporal Gaston Peyrac est porté disparu et que tous les membres de sa section sont morts. Janvier n'hésite pas à menacer Roland pour le pousser à reprendre l'enquête ; on n'est loin des considérations sur Péguy du premier tome ! L'ex-flic n'a donc d'autre choix que d'enfiler ses anciens oripeaux et de voguer vers Paris, assisté du soldat Desloches, seul survivant de son équipage.


Anne Perry avait suivi le même procédé avec sa série de romans policiers se déroulant pendant la Grande Guerre : cette Troisième Complainte sera donc l'occasion de s'axer sur "l'arrière", sur ce qui se passe durant la ligne de front. Le syndrome du poisson hors de l'eau est donc inversé, puis Roland, autrefois flic du civil perdu dans une tranchée, est désormais un militaire endurci qui redécouvre la vie qui suit son cours loin de Verdun et du Chemin des Dames.


Partant de cet effet-miroir génial, Mael et Kris dépeignent le Paris de 1917 avec autant de brio que le front des deux premiers albums. Les planqués fanfaronnant leur soi-disant patriotisme, les officiers d'aviation en mode Casanova, les vétérans atteints d'obusite, ceux aux bords de la mutinerie, les blancs-becs qui brûlent d'en découdre, les profiteurs de guerre, la conscience ouvrière et celle des femmes qui vont crescendo… cette Troisième Complainte fait certes (un peu) avancer l'enquête sur les meurtres des femmes, mais elle est surtout une excuse pour explorer cette France meurtrie et déboussolée, à mi-chemin entre guerre et révolution.


Ce qui fait la force de son témoignage, et de ce troisième tome mon préféré de la série (et je leur ai tous donnés 10, c'est dire), tout en évitant une nouvelle fois de la transformer en simple documentaire impersonnel, c'est surtout l'interaction entre Vialatte et Desloches. À bien des égards, ce dernier se substitue à Gaston Peyrac disparu ; la même langue acerbe, le même pessimisme grincheux, la même générosité spontanée… mais là où l'ex pas totalement ex-anarchisme du caporal barbichu le plaçait sur un pan extrême et connoté du spectre politico-social de la France d'alors, Desloches est plus neutre. Il ne s'engage pas mais essaie de comprendre et, de fait, subit.


Peut-être est-ce parce que je suis Breton comme lui, mais des Desloches, j'ai l'impression d'en avoir rencontré beaucoup. Desloches a le bon sens du petit peuple, mais ce n'est pas une caricature. Il est tout à la fois brave, loyal, ronchon, amical, désabusé. Il est prompt à souligner le cynisme du directeur de la prison, il montre son utilité lorsqu'il s'agit d'interagir avec les bosseuses des Folies-Bergères et autres troquets mal famés, mais il est aussi anglophobe presque par réflexe, et ne comprend rien à la lutte des suffragettes et des pacifistes. Desloches lui-même hait la guerre, mais à l'instar du Capitaine Conan de Vercel (encore un Breton!) ne sait plus vivre en-dehors d'elle. Desloches est un peu une allégorie du petit peuple, comme le Platon Karataïev de Guerre et Paix, mais en beaucoup plus contradictoire et moins idéalisé. Desloches symbolise la population française déboussolée, là où Vialatte représente ses idéaux républicains et catholiques mis à mal. Le corps et l'esprit, en quelque sorte.


La fin de l'album n'en est que plus tragique, et le choc éprouvé par Roland d'autant plus compréhensible. Comment peut-il continuer à croire en quoique ce soit, lui le phare au milieu de l'océan déchainé, lorsque son rocher l'abandonne ?


En guise d'épilogue, Mael et Kris nous gratifie d'une superbe série de planches évoquant directement La Vie et Rien d'Autre de Bertrand Tavernier, mon film préféré sur la période : la même beauté tranquille dans cette plage vide, la même liberté dans la mer, la même fracture irréparable des personnages… et une révélation que nous attendions : Gaston Peyrac est vivant. Le temps des complaintes est terminé, celui du requiem final est arrivé.

Szalinowski
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le 26 avr. 2019

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