D’emblée, l’album marque une rupture. Impossible, à ce stade, de prolonger sans excès d’invraisemblance les aventures de Don Lope de Villalobos y Sangrin (l’Ysengrin, c’est-à-dire le Loup, ici façon hidalgo ombrageux à souhait), et d’Armand Raynal de Maupertuis (le Renard – le Renart ? – Français à souhait par sa versatilité, ses coups de cœur enflammés et sa verve poétique épandue dans les cadres canoniques de vers ciselés, disciplinés comme un jardin... à la Française.). Les deux compères ont « fait une fin », bien conclu leur destinée, et on ne peut les tirer de cette ombre légendaire où ils sont retournés sans donner le sentiment que l’on réchauffe la soupe...


D’autre part, il fallait bien prolonger cette série, l’éditeur y étant probablement pour quelque chose, vu son succès, et donc ses chiffres de vente... Ayroles et Masbou ont donc choisi l’option du préquel, dont le titre salue d’assez près l’Alexandre Dumas de nos enfances parfois prolongées («Vingt mois avant »). Après cette fleur déjà offerte au lecteur, qui annonce avec pertinence le contenu (plein de mousquetaires et de gardes du Cardinal), il restait aux deux éminents artistes de la BD à reprendre l’un des personnages mineurs de la saga antérieure, le mignon petit lapin blanc Eusèbe, qui nous faisait d’ailleurs pressentir qu’il n’en resterait pas, là, vu son acharnement à raconter sa propre biographie, acharnement jamais couronné de succès : tenu pour quantité presque négligeable par le Loup et le Renard, Eusèbe n’avait jamais réussi à caser son histoire.


On change de registre : Eusèbe n’est pas l’un de ces caballeros pleins de panache et de rimes riches, qui en jettent plein la vue. Les auteurs n’ont pas choisi la voie de la facilité : Eusèbe est frêle, minuscule, vulnérable, candide, franc, volontaire, il est mignon et il a le cœur pur. Bref, Eusèbe, c’est l’enfance quasi idéale dans un monde de brutes. Il faut un grand art pour tenir cette posture dans la narration jusqu’au bout. Eusèbe nous fait jeter sur le monde le regard ingénu et naïf de ceux qui, soutenus par la fraîcheur des énergies juvéniles, ne pensent jamais à mal. Après dix tomes d’aventures vécues par deux adultes pas forcément exemplaires ni recommandables, la petite voix d’Eusèbe nous chuchote de faire appel à nos propres candeurs, même profondément enfouies. Ses difficultés et ratages d’apprentissage nous remémorent nos propres maladresses d’enfance (planche 34).


Le travail de documentation des auteurs est énorme. Quant à l’intrigue, leurs études leur ont permis de faire revivre avec vraisemblance une époque où la monarchie absolue tendait à s’affirmer, mais où les grands nobles et les courtisans pouvaient encore prétendre à influencer le monarque. D’où le cœur de l’intrigue politique : le Duc de Limon, Grand Veneur de France (organisateur des chasses royales), fait tout ce qu’il peut pour devenir le personnage le plus considéré de l’État monarchique après Sa Majesté, et il lui faut donc plaire au Roi autant que possible. Manque de chance pour lui : d’autres courtisans (nobles, abbés) ne peuvent pas le sentir, et, d’ailleurs, ce Duc de Limon semble bien parti pour avoir le mauvais rôle dans le récit. Il suffit de voir, dans les six premières planches, avec quelle cruauté il veut mettre à mort un petit faon, et lance ses chiens aux trousses d’Eusèbe (bien que courte sur pattes, leur proie leur échappe...).


Une sorte de génie, de la part des auteurs, consiste à reproduire avec un scrupule, rare dans la bande dessinée, des documents authentiques, et à les détourner pour servir à l’intrigue et/ou à l’humour. Qu’on se souvienne, dans les dix tomes précédents, des cartes délectables qui ornaient les pages de garde (surtout de début). Ici, comme l’action se situe à Paris, l’ouverture de l’album nous donne à contempler un très minutieux plan de Paris d’époque. Il vaut de voir comment on glisse du réel à la fantaisie. Le auteurs ont pris pour base le plan de Paris par Jean Boisseau (1648), qui existe vraiment : https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/c/cc/1648_Plan_de_Boisseau.jpg .


Puis ils ont modifié pas mal de détails en fonction de l’intrigue :


• en haut, le plan n’est plus destiné aux « Gouverneurs et Prévôts des Marchands et Échevins » de Paris, mais à un personnage fictif, le « Duc de Limon » (La charge de « Grand Veneur » existait bien à l’époque, mais elle était assurée par Hercule de Rohan, duc de Montbazon).
• le cartouche de dédicace (en bas à gauche) n’existe pas sur l’original, mais a été tiré d’un autre plan, et inséré sur celui-ci
• on ne pouvait conserver tels quels les blasons baroques de l’original de Boisseau (dédiés à la Ville de Paris), puisque ce plan-ci est censé être dédié à un seul personnage, le Duc de Limon. Certains blasons ont été supprimés et remplacés, d’autres ont été déplacés. Ils sont quelque peu répétitifs, car il s’agissait de s’en tenir au seul thème de la chasse. Parmi les titulatures détaillées de vènerie qui accompagnent les blasons, les auteurs ont introduit des titulatures farfelues : « Maître du Pâtissier des Chiens », « Maître du Capitaine du vol pour poulet »...
• enfin, comme le héros de l’album est un lapin, les auteurs ont parsemé les noms de lieux, dans le corps du plan, d’allusions lapinesques que le lecteur s’amusera à dénombrer (munissez-vous d’une loupe performante) : « Le Val Lapineux », « Rue de Lapincourt », « Rue des Fossés aux Lapins », « Rue des Fossés Lapiniens », « Quai des Lapins », « Rue du Four des Lapins », « Hôpital des Incurables Lapins », etc.


Fort bien restituées, les dames de la haute société ne faillent pas à leur fonction, certes traditionnelle, de caquet et de gazette orale, mais également à celle, plus noble et pourtant associée à la précédente, de tenir salon à l’usage de l’élite (planche 4). Alain Ayroles n’omet pas d’introduire des Précieuses, avec leurs noms impossibles (planches 35, 42 à 44), qui se réfèrent aussi bien à Molière qu’au « Cyrano » de Rostand.


Au fil des pages, maints métiers, maintes activités du temps sont évoqués : crieurs de rue (planches 12 et 30) ; petits boulots d’Eusèbe, attendrissant avec sa trop petite taille pour toutes fonctions qu’il cherche à remplir (planche 30) ; on en trouvera la liste, énoncée par le dit Eusèbe, planche 33.


Jean-Luc Masbou est l’auteur d’un dessin digne de grands éloges : il sait donner chair et pulpe à tout ce qui vit (voir sur la planche 1 les paysages végétaux), et rend avec une sorte de sensualité gourmande tous ce qui est joints, fissures, contours, ce qui donne une vitalité presque organique même à des éléments inertes tels que murs, pavés, tuiles (planches 26-27)... Plus habilement que dans les tomes précédents, il maîtrise les dégradés de netteté entre les premiers plans et les arrière-plans. Planche 1 : Couleurs et contours sont d’une grande netteté au premier plan, et tendent à s’estomper à l’arrière-plan, donnant l’impression que la vue se perd dans les lointains. Mieux encore, il joue avec les brumes, nébulosités et contrastes lumineux : en bas de la planche 1, on admirera la nuance crémeuse du rai solaire qui, tel un projecteur de théâtre, poursuit Eusèbe dans le mystère d’une épaisse forêt. Même effet d’estompage, accentué par des écharpes de brume matinale, planche 22.


La grande fête des formes, dans cet album, c’est celle des architectures. Documentés à bloc, les auteurs nous offrent, au fil des pages, toutes sortes d’édifices, dont même les plus humbles irradient un charme et une puissance d’accueil étonnants : cette gentilhommière (planches 3 à 6), à corps de bâtiment central surélevé, tourelle, cheminées hautes, pelouses à la française, lucarnes de soupente à fronton triangulaire, flanquées de colonnettes à pinacles, panneaux aveugles moulurés; et, à l’intérieur, trophées, tableaux richement encadrés, papiers peints fleuronnés, fenêtres hautes à nombreux carreaux. Plafond à caissons moulurés (planche 42) dans un hôtel aristocratique. À l’autre bout du registre social, cette maison simple de Maître Brioché (planche 33), sur assises de moellons, avec étage en encorbellement.


Au cœur du travail de Masbou : Paris au XVIIe siècle ! On félicitera le dessinateur pour le soin extraordinaire investi dans la perspective cavalière aérienne de Paris (planche 11), où ne manque ni un personnage dans les rues, ni un clocher, ni un élément de fortification ! Même le miroitement des eaux de la Seine est stupéfiant ! Maisons à colombages, aux étages en encorbellement sur les rez-de-chaussée, arcades bien appareillées, et jusqu’aux moisissures sur les murs sont un régal (planches 12 et 13). Motifs sculptés en pointes de diamant sur les boiseries d’un hôtel particulier (planche 18). Lugubre Bastille splendide aux couleurs de moisissures vives (planche 24). Belle vue sur le Pont au Change et ses boutiques (planche 30).


Les couleurs, d’une luminosité irréelle, maintiennent au long de l’album une gaieté et une atmosphère de rêve, qui ne craint pas d’enfreindre la vraisemblance et les contrastes d’une vignette à l’autre : planches 8 et 9, les jaunes-bruns lumineux font place à des bruns plus sombres éclaboussés de fard lunaire, avant que l’on revienne à l’optimisme diurne des grands chemins de campagne. Le jaune-orangé du tripot (planche 14) voisine avec le violacé nocturne d’une maison sous la lune, et le luisant du plancher de la page suivante.


Pas facile, pour Alain Ayroles, de maintenir sa prédilection pour le théâtre et le beau langage : Eusèbe énonce, dès la planche 9, son amour pour la comédie. Il rencontre un poète en guenilles, qui, tel Cyrano, compose de manière appointée pour pourvoir en billets doux de riches commanditaires peu inspirés (planche 13). La première occurrence d’un envol poétique nous attend planche 13. On en trouvera planches 19, 28, 29, 44. L’infirme de la planche 42 pourrait bien être Scarron. Il pinaille sur l’inspiration de l’un des personnages, et cite au passage « La Belle Matineuse », de Voiture, Annibal Caro, et Luis de Gongora. Et les « limonades » de la planche 44 ressemblent à s’y méprendre aux « Mazarinades ».


Mais le théâtre réapparaît plus sérieusement avec Maître Brioché, qui tente d’inculquer l’art de la comédie à Eusèbe (planches 33 et suivantes) . Les hommages occultes au « Cyrano de Bergerac », de Rostand, courent ici et là : les poètes dépenaillés qui œuvrent pour rédiger des billets doux à l’usage de riches clients (planche 13) sont dans la même posture que Cyrano, au service poétique de Christian. La première chose que Maître Brioché enseigne à Eusèbe, ce sont les vociférations de la foule contenues dans « Cyrano de Bergerac », Acte I, scène 4 : « Hi han ! Bêê ! Ouah, Ouah ! Cocorico ! » (planche 34). Le « Ragueneau » de la planche 39 est évidemment le pittoresque cuisinier-traiteur de « Cyrano de Bergerac ». L’affrontement (qui tourne court) du haut de la planche 43 est une allusion directe à la « tirade du nez », de Cyrano. Et la quatrième de couverture reprend la célèbre citation du Cyrano (le vrai de vrai), dans "Le Pédant Joué" : "Que diable allais-tu faire dans cette galère ?" , citation mise à l'honneur dans les volumes précédents. Le « Garguille » de la planche 39 a pu tirer son nom d’un célèbre comédien de l’époque de Molière, Gaultier-Garguille.


Quant à l’intrigue, Eusèbe nous joue un beau numéro picaresque, où ne manquent ni les malandrins, tire-laines, miséreux, et sous-traitants de petits boulots au service des nantis. La grande mythologie de la « Cour des Miracles », qui court de François Villon jusqu’à Eugène Sue, resurgit ici, avec son argot et son énigmatique chef, le « Grand Coësre ».


Prenant le contrepied d’Alexandre Dumas, le héros, Eusèbe, est Garde du Cardinal, alors que les méchants brutaux sont des mousquetaires, baragouinant du gascon (planche 20). Le nom du Mousquetaire de la planche 24 s’inspire d’assez loin des patronymes de D’Artagnan. On s’amusera de voir, que, dans les appartements des gardes du Cardinal, les pin-up sexy de l’époque ne sont pas issues de quelque calendrier coquin, mais de tableaux de maître (planche 21). Mais le vilain Fagotin (planche 37) n’oublie de revêtir la sinistre tenue noire que portait l’affreux Rochefort dans « Les Trois Mousquetaires », si superbement incarné à l’écran par Guy Delorme, qui a préfacé l’un des tomes précédents.


À force de nous montrer un Paris assez réel (même si les personnages sont fictifs), Alain Ayroles n’introduit qu’avec parcimonie des personnages animaux, si bien que l’on est surpris lorsqu’on en voit un (planche 18). L’onirisme lunaire fantomatique des tomes précédents réapparaît fugitivement dans l’antre macabre bleu-vert nocturne de Maître Brioché (figures lunaires et solaires, planche 32).


Les auteurs ne sauraient faillir à leur belle tradition : les deux pages de garde de la fin sont colonisées par des vignettes prolongeant l’action dans l’obscurité : ciel ! Que va-t-il advenir à Eusèbe devant le Roi de la Cour des Miracles ?


Certes d’un ton différent de celui des dix volumes antérieurs, ce tome, qui ouvre les aventures personnelles – et visiblement picaresques – du lapin Eusèbe (« oryctolague » (planche 44) = « lapin ») résulte d’un travail ahurissant, où tout est pesé. Chapeau !
khorsabad
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le 24 mai 2016

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