1967 : Hergé a soixante ans, il lève enfin le pied. Après l’exercice de style des Bijoux de la Castafiore, le dessinateur n’a réellement plus rien à prouver : désormais, il ne reprendra ses crayons que pour le plaisir. Les goodies à outrance, les produits dérivés, la gueule de Tintin placardée sur tous les supports : Hergé met un terme à tout cela, l’activité commerciale des Studios est réduite en quelques années. A présent, Tintin, c’est si je veux, quand je veux : Hergé s’entoure toujours davantage de collaborateurs, auxquels il délègue le gros du travail, et lui ne se concentre plus que sur la préparation de l’album. Vol 714 pour Sydney est le premier de ces albums dessinés pour le plaisir.

On n’a jamais senti Hergé aussi heureux d’imaginer de nouvelles aventures pour ses personnages bien connus : une île paradisiaque, un industriel (pseudo-Dassault) horripilant, des indépendantistes sodonésiens et un temple visité par les extraterrestres, voilà le menu de ces nouvelles péripéties. Hergé joue une nouvelle fois avec ses propres codes : il écorne violemment les méchants traditionnels (Rastapopoulos en chemise rose et Allan zozotant), s’offre le plaisir de dessiner Tintin engueulant le Capitaine Haddock (page 33, si !), et introduit un Mik Ezdanitoff (pseudo-Bergier) qui surclasse Tintin en matière d’aventures, et communique avec l’espace ... rien que ça !

La structure de l’intrigue est maîtrisée : pour une fois Tintin n’a pas réponse à tout, il improvise. Quel est le souterrain dans lequel tombe Haddock (p.29) ? Et la lueur aperçue le jour d’avant par Allan (p.41) ? L’idée de faire entendre des voix à Tintin, puis au Capitaine, est une technique bien utilisée : voilà le lecteur exclu des pensées de nos héros, et relégué au rang d’un Milou condamné à suivre l’intrigue. D’ailleurs Milou, comme le lecteur, est le seul à pouvoir se souvenir de cette histoire, comme Hergé le glisse à la toute fin du récit !

Vol 714 pour Sydney marque aussi l’évolution graphique la plus impressionnante dans la série Tintin : sûrement influencé par le cinéma, Hergé varie les angles de vue, dessine ses personnages de dos ; ainsi, le premier échange de tirs entre Allan et Tintin est incroyablement dynamique. En resserrant le cadrage vers des gros plans, comme par exemple les scènes à l'intérieur de l'avion, Hergé précise les expressions et les visages : Tintin gagne en maturité, avec des traits plus affirmés, et une véritable personnalité qui apparaît (enfin !).

Côté décors, c’est Roger Leloup qui réalise l’impressionnant Carreidas 160, un prototype qui évoque déjà les vaisseaux de l’univers de Yoko Tsuno. Le seul regret, finalement, est que Roger Leloup n’ait pas pu également dessiner la soucoupe volante : on aurait obtenu un aéronef un peu mieux bâti que cette espèce de chapeau canotier jaune fluo ...

Bref, un album maîtrisé de bout en bout, drôle, et bourré d’une autodérision bienvenue. Vol 714 se savoure après avoir suivi les aventures de Tintin dans la vingtaine de tomes qui précède.

Bonus : si les extraterrestres ne sont jamais dessinés dans cet album, Bob De Moor les a représentés dans une vignette exclusive du Journal de Tintin, et c’est ici ! http://img547.imageshack.us/img547/4262/x8b3.jpg
Wakapou
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le 23 juil. 2013

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