Du superhéros pour un mode noir

Ce tome contient une histoire complète, indépendante de la continuité de Batman. Une connaissance superficielle de Batman suffit pour l'apprécier. Il comprend les 3 épisodes de la minisérie, initialement parus en 2019, écrits par Brian Azzarello, magnifiquement illustrés par Lee Bermejo, pour les dessins et la mise en couleurs. Le lettrage a été réalisé par Jared K. Fleicher.


Après un trait plat, le cardiogramme reprend un tracé normal. Une voix intérieure pense à la ligne qui sépare le blanc et le noir, ou la vie et la mort, puis à la chute d'une blague sur la santé mentale et un rayon de lumière. Batman reprend connaissance sur une civière dans une ambulance, avec 2 personnels soignants et un policier à ses côtés. L'infirmier prend des ciseaux pour découper le masque. Batman réagit violemment en le repoussant contre la paroi de l'habitacle, écarte le médecin et se jette sur le policier. Sous le choc, la porte arrière de l'ambulance s'ouvre et les 2 hommes se retrouvent sur la chaussée. Ce n'est pas la chute qui fait mal, c'est l'atterrissage. Batman se relève et fonce dans le tas de 4 personnes regroupées pour regarder ce qui se passe. Il court se mettre à l'abri dans une ruelle, personne n'ayant envie de le suivre. Il se souvient de sa chute dans la rivière depuis un pont métallique de Gotham. En reprenant une bouffée d'air, il avait aperçu la silhouette de ses parents sur la rive, avant de reglisser sous la surface de l'eau. Batman reprend un instant conscience dans la ruelle : devant lui se tient John Constantine, menteur professionnel.


Ayant reperdu connaissance, Bruce Wayne se souvient d'un moment de son enfance, quand il était sur un jeu d'enfant, un plateau circulaire en train de tourner. Il avait appelé ses parents pour attirer leur attention. Son esprit d'enfant avait remarqué le regard que son père jetait à une autre femme, sans en saisir le sens. Il avait également remarqué une femme aux cheveux filasse sales, habillée gothique, se tenant derrière un arbre, dans le dos de sa mère. L'Enchanteresse lui avait parlé dans son esprit, lui indiquant qu'elle est à la fois le désir et la peur du désir, lui demandant s'il serait à elle. Le jeune Bruce avait chuté du manège. Batman se réveille sur un lit dans un petit appartement. John Constantine est dans la pièce d'à côté en train de regarder les nouvelles à la télé : les informations rapportent la mort de Joker dont le corps a été retrouvé sur la berge de la rivière de Gotham. Invisible aux yeux de Batman, se tient Deadman (un spectre) juste aux cotés de John Constantine. Batman file à l'anglaise, Constantine ne s'en rendant compte qu'après avoir fini sa phrase. Batman se jette entre les buildings, et il se laisse tomber en chute libre le long d'une façade, tout en se souvenant d'un moment avec son père et une femme en robe verte, sur un pont métallique de Gotham.


Difficile de résister à une promesse aussi alléchante : le scénariste de 100 Bullets (avec Eduardo Risso) et l'artiste de Suiciders. En fonction de ses goûts, le lecteur a plus ou moins apprécié leur précédente collaboration à Gotham : Joker (2008). Il garde par contre un excellent souvenir de Batman: Noel (2011) réalisé par Bermejo tout seul. Il s'agit du premier projet original publié par la branche Black Label de DC Comics, un label spécialisé dans des histoires plus adultes des superhéros de l'éditeur. La présentation est soignée avec une jaquette de type papier calque, et un format carré sortant de l'ordinaire. Le lecteur ouvre le tome au hasard et est immédiatement impressionné par la qualité des dessins : hyper-réalistes, quasi photographiques, avec une mise en couleurs extraordinaire, combinant une approche naturaliste avec une approche impressionniste. Le lecteur sait que, quel que soient ses a priori, il a déjà succombé à la séduction de ces planches. Il peut effectivement éprouver un moment de recul en voyant une voix désincarnée se lancer dans un soliloque peu clair et emphatique. Il peut s'inquiéter de voir intervenir John Constantine, signalant que le récit baigne dans le surnaturel. Il peut se crisper en voyant Enchanteresse traitée comme une gothique, et Deadman comme un spectre, c'est-à-dire que les auteurs effectuent une forme de transposition de ces personnages costumés de l'univers partagé DC pour les rendre plus réalistes, plus plausibles dans un univers réel. D'ailleurs c'est exactement ce que Bermejo et Azzarello font subir à deux autres personnages dans un club de magie. Par contre, ils n'essayent même pas avec la dernière créature horrifique à intervenir dans le récit.


Dans le même temps, cette hypothèse d'une velléité de tout ramener au réel vole en éclat dès la première scène. Batman est couché sur une civière et son corps dégage une telle présence que le récit s'inscrit d'office dans le registre superhéros, ce qui ne se produisait pas pour le récit Joker. Lee Bermejo réalise des planches d'une minutie hallucinante. Il a repris le postulat du récit Noël : Bruce Wayne a réalisé son costume de Batman à partir d'éléments du commerce. Le lecteur peut les identifier en regardant le personnage. Il voit les coutures renforcées, les bottes de combat, la ceinture à sacoche, la protection ventrale en kevlar, les gants bien rembourrés, les protections aux épaules. Du début jusqu'à la fin, l'artiste soigne ses planches avec le même niveau d'investissement, attestant qu'il a disposé du temps nécessaire pour fignoler chaque page. Tout du long, le lecteur obsessionnel peut contempler à loisir les décors, les tenues vestimentaires jusqu'aux boutons des habits, les façades des bâtiments, la texture de la peau des êtres humains comme des animaux, la texture de la pierre dans la grotte ou des pierres taillées de l'église, les sculptures sur les bancs de l'église, les gargouilles, le cuir des banquettes du bar, etc. C'est une qualité tactile qui en devient sensuelle.


Tout du long également, le lecteur baigne dans une ambiance unique, réaliste avec un soupçon d'onirisme grâce à une mise en couleurs sophistiquée et palpable. Il suffit de regarder Batman perché sur un câble d'un pont à hauban pour être bouche bée devant la manière dont chaque détail ressort, alors que tout baigne dans une lumière bleu acier / gris. Il est possible de distinguer les buildings en arrière-plan, tous les câbles partant du hauban, le courant du fleuve, la rive au pied des buildings, la file de circulation en contrebas avec les voitures de police, les 4 policiers, le commissaire Gordon, un témoin en train d'être interrogé, les draps sur les corps, et Batman des petits éperons sur ses gants, jusqu'aux boucles sur ses bottes. Chaque case de chaque page bénéficie de ce degré finition, de cette clarté à la lecture, de cette mise en couleurs. Du coup, le lecteur se retrouve au départ pris entre 2 niveaux un peu contradictoire. D'un côté, la narration visuelle l'incite à se placer dans un mode réaliste, où tout ce qui est montré est à prendre au premier degré, comme une description authentique. À partir de ce point de vue, il recommence à se crisper un peu à la vue des personnages habituels de l'univers Batman traités comme de simples individus plus ou moins détraqués, ce qui les appauvrit. En outre ce point de vue réaliste ne fait pas toujours sens. De ce point de vue, l'apparition d'Enchanteresse donne l'impression d'un film de série de Z, John Constantine est une collection de clichés ambulante, et Deadman reste un personnage de comics de superhéros, sans aucun espoir de ne jamais pouvoir lui donner un sens dans un environnement réel. Tous les éléments surnaturels deviennent kitsch et ridicules.


Du coup, le lecteur se dit qu'il ne doit pas être dans le bon mode de lecture. Il revient à son impression première : aussi réalistes que soient les dessins, ils ne parviennent pas à faire croire à l'existence de Batman comme personne réelle. Il reste un fantasme urbain, un alpha-mâle à la résistance impossible, aux capacités trop viriles, à l'apparence trop kitsch. Du coup, il repasse en mode superhéros dans sa lecture, avec e degré de suspension consentie d'incrédulité qui va avec. L'histoire passe beaucoup mieux ainsi, même si les dessins deviennent presque trop précieux pour un simple récit de superhéros. Comme à son habitude, Brian Azzarrelo ne se gêne pas pour employer un langage fleuri, pour inclure une scène de sexe entre Batman et une ennemie, ni pour augmenter la dose superhéros au-delà de Deadman. Comme à son habitude il joue avec les clichés du polar et ses conventions, les utilisant au premier degré. Comme le récit se déroule en dehors de la continuité, il en ajoute aussi une couche avec les coucheries de papa Wayne. Mais en cours de route, ces éléments hétéroclites finissent par s'agréger dans une narration cohérente, en phase également avec les choix graphiques. Cette plongée de Batman dans un monde plus sombre que d'habitude, très tangible, avec John Constantine sur les talons, en croisant des gugusses aux pouvoirs impossible devient une quête, une expression métaphorique d'autre chose. Ce monde de cauchemar à la logique étrange est tellement incarné que le héros ne peut pas s'en échapper, qu'il doit toujours avancer et se confronter à ses souvenirs et à des vérités, dans une quête spirituelle. En poussant Batman dans ses derniers retranchements réalistes, Brian Azzarello et Lee Bermejo confrontent le personnage à l'absurdité d'un type qui s'habille en chauve-souris pour lutter contre le crime de rue. Ils contentent le lecteur de superhéros en incluant des personnages aux pouvoirs tellement impossibles que le récit rebascule dans le registre superhéros. Dans le même temps, l'enquête de Batman prend une dimension de métaphore, rappelant que quand il est bien maîtrisé le genre superhéros peut s'avérer aussi riche que n'importe quel autre genre littéraire, et servir de support à n'importe quel type de récit.


L'éditeur DC Comics est spécialisé dans le genre superhéros. Quand il publie ce récit, le lecteur part avec le présupposé que l'objectif est de proposer un récit de Batman le plus réaliste possible, surtout avec un scénariste maître du polar urbain, et un dessinateur maître de la représentation hyperréaliste, un peu inquiet d'une perte de saveur de personnages plus grands que nature. Le début donne l'impression que cette volonté de réalisme est incompatible avec le concept d'un individu qui s'habille en chauve-souris. Petit à petit, l'évidence se fait : Azzarello & Bermejo ne renient rien des conventions de superhéros, et au contraire les utilisent avec leur touche personnelle, pour un récit qui est avant tout un récit de superhéros, mais aussi un polar urbain agissant comme le révélateur de la psyché du héros. Remarque : pour cette édition complète, les responsables éditoriaux ont pris le parti de faire disparaître dans les ombres, le sexe de Bruce Wayne, nu après être sorti de la Batmobile dans la Batcave.

Presence
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le 7 déc. 2019

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