"Car j’ai de chaque chose extrait la quintessence,
Tu m'as donné ta boue et j'en ai fait de l'or."


Dans l'appendice des Fleurs du mal, Baudelaire, s'adressant à une ville, termine son poème par cette formule célèbre qui se révèle être une des clefs de compréhension de son œuvre. En effet, en plus de faire du poète en règle générale un véritable alchimiste, elle synthétise la façon dont Baudelaire a su manier des sujets macabres et diaboliques pour en extirper de la beauté, bousculant au passage les codes poétiques. "L'odieux y côtoie l'ignoble ; le repoussant s'y allie à l'infect", écrira un critique du Figaro. (J'en profite pour caler une conférence passionnante sur la question).


Riad Sattouf n'est il pas également, à sa façon bien à lui, un artiste de la laideur, d'une "laideur sociale"? Avec acidité et lucidité, mais jamais avec méchanceté, il sait mieux que personne croquer la vulgarité, la bêtise et la honte chez autrui, que ce soit en termes de physique -avec cette galerie de tronches impayables comme on en a rarement vu en bande dessinée- ou surtout d'attitude, individuelle ou collective, marquée dans les rapports sociaux. Agression, discrimination, mépris, lâcheté, folie, manque flagrant d'éducation, de dignité, de pudeur... autant de tares qui ne suffisent pas à épuiser l'éventail de ce que nous propose l'auteur.


La vie secrète des jeunes, ou encore Retour au collège excellent dans cet aspect, les jeunes s'en prenant plein la gueule dans le pathétique festival d'ingratitude, de violence et d'idiotie que constitue parfois l'enfance tout comme l'adolescence, et les paroles de Desproges dans ses Chroniques de la haine ordinaire résonnant tel un écho. Sattouf a d'ailleurs pu transformer l'essai au cinéma dans Les beaux gosses, avec le succès qu'on connait. L'Arabe du futur s'attaque quant à lui, avec la même approche, à la culture et aux mentalités des sociétés arabes des années 80, présentées comme quasi-décadentes : sujet au moins aussi complexe s'il en est.


Chez autrui, comme chez lui même. Sattouf n'hésite pas pour autant à mettre en scène ses propres moments de médiocrité et d'échec, à tourner son intimité en ridicule. L'Arabe du futur nous révèle sans fard les limites de sa propre cellule familiale du temps de son enfance, en premier lieu duquel le père, un drôle de personnage pétri de contradictions, qui rythme la série de pas mal d'épisodes un peu honteux. Comment ne pas évoquer No sex in New York, qui nous fait parcourir la chronique américaine de ce loser magnifique? C'est peut être parce qu'il a cette capacité à ne pas s'épargner que Sattouf arrive à être aussi honnête et juste dans la laideur des portraits qu'il dépeint.


Au fond, Sattouf parle de la "laideur sociale" universelle, celle qu'on a tôt fait de remarquer autour de nous ("Ah vraiment les gens sont des cons!" ; "Un ami, c'est quelqu'un qui sait tout de toi, et qui t'aime quand même" ; la théorie du connard, et cetera) mais qui constitue le fardeau de tout un chacun, véritable épée de Damoclès qui peut faire du plus saint des individus le dernier des scélérats en l'espace d'une malveillance soudaine, d'une erreur malheureuse ou d'un malentendu trompeur. Sattouf ne juge pas l'humanité, il lui tend simplement un miroir, un rictus narquois au coin de la bouche.


L'honnêteté me force cependant à admettre ne pas avoir encore eu la chance de lire ses autres bande dessinée ou de voir son autre film. J'imagine pourtant que ces œuvres ne feraient qu'ajouter de l'eau au moulin de cette analyse : il suffit de voir le titre de son Manuel du puceau. Pascal Brutal sort, me semble-t-il, quelque peu de celle-ci en ce que Sattouf a ici quitté l'aspect documentaire ou biographique présent dans toutes les BD précitées, pour une approche plus fantaisiste en termes de narration.


On en arrive finalement aux Cahiers d'Esther, qui se situe quelque part entre La vie secrète des jeunes et Retour au collège. Le portrait que fait Sattouf des enfants de ce collège privé est, une fois de plus, consternant. Rare exception, Esther est plutôt épargnée. Faut il y voir un motif d'espoir dans ce sombre raisonnement? Dans le sens où Esther serait la preuve que, s'il peut être aisé d'identifier la laideur et la bêtise d'autrui dans un rapport artificiel, il y a toujours quelque chose à sauver dès lors qu'on prend le temps de connaître en profondeur la personne concernée. Inversement, même cette fillette qu'on devine gentille et futée, somme toute adorable, peut avoir ses fulgurances de cruauté ou d'inconséquence propre à son âge ou à quelque instinct grégaire. Insondable énigme que la bonté humaine !


Riad Sattouf a donné une sympathique conférence à Angoulême cette année, dans laquelle il revient sur son œuvre de façon chronologique. Je recommande chaudement pour qui veut se faire une idée du personnage. Le passage sur Retour au collège est notamment délicieux.

DoubleRaimbault
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le 15 mai 2016

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