« Crois-moi, des trésors, à notre époque, ça n’existe plus ... »
1943, rien ne va plus. Entre censure et dépression, Hergé esquisse le douzième album de Tintin, un héros dont il commence à être fatigué (avoue-t-il dans son courrier de l’époque). Bien sûr, l’auteur a promis de faire repartir ses personnages à l’aventure, c’est juré noir sur blanc dans la dernière case du Secret de la Licorne. Mais décidément, Hergé n’y croit plus vraiment : la douzième aventure de Tintin sera une non-aventure.
Exit le décor bruxellois de l’album précédent, Tintin reprend le grand large ! Sûrement grisé par l’ambiance qu’il a créée dans L’Etoile Mystérieuse, Hergé reprend le navire Sirius et y loge, en plus de Tintin et du Capitaine Haddock, les deux Dupondt, plus le Professeur Tournesol. Autant dire que Hergé a un humour assez caustique : avec un alcoolique coléreux, un savant complètement bouché, et deux policiers rigoureusement inutiles, Tintin est entouré de la pire équipe de bras cassés pour retrouver son trésor. Ajoutons que le prétexte de l’arrivée des Dupondt, c’est la menace d’un ennemi qui ne sera en fait pas là, et on comprend que Hergé se moque de tout lorsqu’il gribouille ce faux récit d’aventure !
Ce douzième album, vu de l’extérieur, est hilarant : dans la veine du précédent, c’est une avalanche de chutes en tout genre, de personnages qui tombent, qui trébuchent, qui se cognent. Entre Haddock bombardé de noix de cocos et les Dupondt aux prises avec un petit crabe (une lutte épique, au bas mot), Le Trésor de Rackham le Rouge marque l’aboutissement de l’humour chez Hergé : il maîtrise désormais tous les ressorts comiques de ses personnages et de leurs aventures.
Mais si on creuse un peu, ce douzième album révèle un fond beaucoup plus sombre, où l’on rit noir : c’est une aventure presque complètement inutile. Une intrigue absurde, sans aucun ennemi, puisque Maxime Loiseau ne se montrera jamais : d’ailleurs, le seul coup de feu tiré contre nos héros dans cet album-ci, c’est lorsqu’une bande de singes joue avec une carabine... Même s’il partage la même ambiance maritime, cet album est le contre-pied total de L’Etoile Mystérieuse : cela ne sert à rien de s’embarquer pour le bout du monde, il n’y a rien à découvrir là-bas. Pied de nez magistral, Hergé place dès le début un drôle de vieux bonhomme qui prédit à Haddock que l’aventure n’aura aucun sens.
Pas de doute, Hergé avait des idées noires lorsqu’il a composé ce douzième album : les relations entre les personnages le confirment. Si nos héros n’ont plus besoin de méchant auquel s’opposer dans cette aventure, c’est qu’ils n’arrivent déjà pas à s’entendre entre eux. Haddock hurle contre Tournesol qui ne comprend jamais rien, et Tournesol est furieux contre Haddock qui lui cache des choses. Même les Dupondt s’entredéchirent pour une couverture et un oreiller. Au milieu de tout cela, Tintin, la figure neutre et parfaite, est de plus en plus absent, il est un simple spectateur muet dans de nombreuses vignettes.
Cynisme rampant, impossibilité à communiquer, et parodie des grands romans d’aventure façon Jules Verne : ce tome 12 rappelle le théâtre de l’absurde qui commence à s’imposer dans l’Europe de la fin de la guerre. Un album écrit en temps de crise, par un auteur lui-même en crise.