« Va voir ce que schtroumpf Schtroumpf ! » LE GRAND SCHTROUMPF

En 1958, Peyo est déjà un auteur de bande dessinée reconnu grâce à sa série Johan et Pirlouit parue dans Le Journal de Spirou. À la recherche d’un ressort comique original pour une nouvelle aventure, Peyo imagine une flûte magique capable de faire danser quiconque entend sa mélodie, entre les mains du malicieux Pirlouit. Au fil de l’intrigue, l’auteur introduit les créateurs de la flûte, de mystérieux petits lutins aux allures singulières : minuscules, affublés d’un bonnet et parlant un langage étrange. À ce moment-là, ils ne portent pas encore leur nom définitif, mais ces êtres marqueront un tournant décisif dans l'œuvre de Peyo.

C’est donc dans Le Journal de Spirou que les Schtroumpfs apparaissent pour la première fois, apparition que l’on peut retrouver dans Johan et Pirlouit (Tome 9) : La Flûte à six Schtroumpfs. Leur rôle y est secondaire au départ, mais leur apparition provoque un véritable engouement auprès des lecteurs (alors que l’éditeur Dupuis n’est pas vraiment fan !). L’univers coloré, le langage absurde mais compréhensible, et l’aspect attachant de ces créatures fascinent immédiatement petits et grands.

Fort de leur popularité grandissante, les Schtroumpfs vont connaître d’autres apparitions ponctuelles dans les aventures suivantes de Johan et Pirlouit. Peyo commence à leur accorder de plus en plus d’importance, ajoutant de nouveaux gags, enrichissant leur langage et leur société. Très vite, l’éditeur et l’auteur réalisent le potentiel de ces personnages, qui finissent par obtenir leur propre série dérivée. C’est un phénomène rare à l’époque : des personnages initialement secondaires s’émancipent complètement pour devenir les héros de leur propre univers. Cet univers sera peu à peu structuré, avec des codes spécifiques, un village, des rôles définis pour chaque schtroumpf (le Grand Schtroumpf, le Schtroumpf Grognon, etc...), et des récits à la fois humoristiques et porteurs de valeurs universelles comme la solidarité, l’ingéniosité ou l’écologie.

Suite à ce succès inattendu, les éditions Dupuis décident d’éditer l’histoire en album, permettant une plus large diffusion de cette œuvre fondatrice.

En 1963, Les Schtroumpfs (Tome 1) : Les Schtroumpfs noirs est publié chez les éditions Dupuis. Ce tome fondateur regroupe trois récits : Les Schtroumpfs noirs, Le Schtroumpf volant et Le voleur de Schtroumpfs.

Le premier récit commence sur une note intrigante : une simple piqûre de mouche transforme un schtroumpf paisible en une créature noire, agressive et muette, poussée par une unique obsession : mordre ses semblables. Chaque morsure entraîne la même transformation, provoquant une contagion fulgurante dans le village. Très vite, la communauté est submergée par cette étrange épidémie. Ce schéma narratif rappelle fortement les mécanismes des films de zombies modernes : contamination, perte de contrôle, isolement des infectés, recherche d'un antidote, alors même que ce genre était encore balbutiant à l’époque. Mais au-delà de l’aspect quasi prophétique, cette histoire peut être lue de plusieurs façons. Certains y voient une allégorie sur la peur de l’autre, une métaphore involontaire (ou non) du racisme, notamment à travers le passage du bleu au noir qui transforme les schtroumpfs en ennemis. Ce sous-texte, s’il existe, n’est jamais explicité, mais il soulève des questions intéressantes sur les intentions des auteurs. Peyo et Yvan Delporte jouaient-ils simplement avec un ressort comique et dramatique, ou y avait-il une intention plus critique, voire satirique, derrière ce récit en apparence enfantin ? Une chose est sûre : malgré (ou grâce à) sa noirceur, cette histoire captive par son rythme soutenu, ses rebondissements, et son ambiance très inhabituelle pour un univers souvent perçu comme léger.

Quelles que soient les intentions profondes des auteurs, ce premier récit fonctionne aussi comme une grande farce, un pur exercice de comédie absurde sur fond de panique collective. Les dialogues sont souvent délicieusement absurdes, et certaines répliques prêtent à rire même à une lecture adulte. Le contraste entre la gravité de la situation et les réactions naïves ou grotesques des schtroumpfs crée un effet comique efficace. Il est difficile de ne pas éclater de rire face à certains échanges ou à l’incapacité des personnages à maîtriser la crise. Pour moi, c’est clairement le récit le plus marquant du tome, tant par son originalité que par sa richesse d’interprétation. C’est une belle démonstration de la capacité de la bande dessinée à mêler humour et tension, légèreté et critique sociale, sans jamais tomber dans le didactisme.

La deuxième histoire tranche radicalement avec la première. Elle se présente comme une petite fantaisie légère autour du rêve impossible d’un schtroumpf : voler. Il tente différentes inventions plus ou moins farfelues pour y parvenir, toutes vouées à l’échec, ce qui donne lieu à une série de gags visuels dans la pure tradition du slapstick. L’histoire est anecdotique, mais elle contient un running gag amusant : un schtroumpf, obstiné, passe l’histoire à chercher sa poule, que personne d’autre ne semble prendre au sérieux. Ce détail récurrent apporte une touche de burlesque bienvenue. C’est également dans cette histoire que l’on entend parler pour la première fois de Gargamel, et que son chat fait une brève apparition.

La troisième histoire du recueil marque un tournant important : elle met officiellement en scène Gargamel et Azraël comme les ennemis récurrents des schtroumpfs. Gargamel, sorcier misanthrope, découvre l’existence des schtroumpfs et décide de les capturer pour ses expériences alchimiques. Malgré l’apparente gravité de ses intentions, le personnage est traité de manière burlesque : maladroit, colérique, souvent ridicule, il s’inscrit dans la lignée des méchants comiques. Sa première confrontation avec les schtroumpfs tourne court : ceux-ci le battent assez facilement. Cela dit, cette première apparition installe un antagoniste solide qui deviendra central dans la mythologie schtroumpfienne.

Hormis le premier récit, les deux autres histoires peuvent sembler moins marquantes sur le fond, mais leur lecture reste plaisante grâce à l’incroyable qualité graphique de Peyo. Le dessin regorge de détails, et chaque case est vivante, colorée, expressive. L’artiste s’amuse à cacher de petits schtroumpfs un peu partout, à varier les angles et les plans, ce qui rend la lecture dynamique. La palette de couleurs, éclatante, contribue à créer une atmosphère joyeuse même dans les moments tendus.

Les Schtroumpfs (Tome 1) : Les Schtroumpfs noirs est une réussite qui marque les débuts d’une saga devenue culte. Si toutes les histoires ne se valent pas en termes de narration, Les Schtroumpfs noirs brille par sa modernité, son humour noir, et sa capacité à susciter plusieurs niveaux de lecture. C’est une porte d’entrée idéale dans l’univers des petits lutins bleus, qui combine légèreté, critique sociale implicite, et une maîtrise graphique remarquable. Ce mélange unique entre comédie, tension, et poésie visuelle explique sans doute pourquoi les schtroumpfs continuent de séduire lecteurs et lectrices de tous âges.

StevenBen
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le 6 juil. 2025

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Steven Benard

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