Les fêtes de fin d'année me semblent le moment opportun pour vous proposer cet épisode bonus de mon « Marathon Tintin » que les plus fêlés d'entre vous auront lu dans son intégralité. Je vous félicite: moi-même je n'y suis jamais arrivé !


Episode spécial donc, puisque nous allons parler des deux derniers projets d'Hergé, hélas inaboutis. Et l'un des deux aurait pu être un véritable chef-d'oeuvre, concluant de la plus brillante des manières l'épopée Tintin. Je veux parler de ce fantasme absolu nommé « Un Jour d'Hiver dans un Aéroport ».


Après l'aventure des Picaros, Hergé ressent effectivement l'envie de revenir à ses expérimentations des « Bijoux de la Castafiore » et de réaliser un nouvel album où il ne se passe absolument rien tout en faisant croire au lecteur qu'il y a constamment quelque chose sur le point de se produire. Mieux encore, et c'est ici que l'on touche au génie: le lecteur était censé pouvoir ouvrir l'album à n'importe quelle page pour débuter l'aventure et revenir plus tard à la première page, qui était la suite directe de la dernière... Bref, Tintin aurait fini sa carrière dans une boucle éternelle, un ruban de Moebius d'une virtuosité technique qui aurait mis tout le monde d'accord, y compris les détracteurs du reporter à la houppe...


Pour parvenir à donner vie à ce projet machiavélique, Hergé avait commencé à imaginer des tas de petites non-intrigues qu'il convenait par la suite de rassembler en une méta-non-intrigue. Le lieu choisi, un aéroport, devait en plus permettre à l'auteur de faire intervenir toute la galerie des personnages de la saga de manière pas trop artificielle. Las ! Le projet est finalement considéré comme trop difficile et Hergé fait la pire erreur de sa carrière en l'abandonnant définitivement en 1976 au profit de ce qui apparaitra bientôt comme « L'Alph-Art ».


Si toute velléité expérimentale semble bel et bien oubliée, Hergé reste pourtant possédé par des idées délirantes puisque sa critique de l'art moderne doit le conduire à imaginer un Capitaine Haddock complètement métamorphosé, que ce soit dans son habillement, ses habitudes ou même sa morale. En effet, le bon vieux Captaine décide d'entreposer de savoureuses cargaisons de haschich dans les caves de Moulinsart qui... mais qu'est-ce que je suis en train d'écrire ? Attendez... Non, non, c'est bien ça: Haddock se lance dans le trafic et la consommation de drogue... la police fait une descente à Moulinsart et Haddock et Tintin son arrêtés... Du génie. Du PUR génie. Je n'ai même plus besoin d'inventer des blagues, Hergé lui-même s'en charge pour moi !


Vous comprendrez aisément qu'on ne peut être que déçu quand on voit vers quel résultat se dirigeait finalement Hergé, qui pour une raison inconnue a totalement abandonné ses délires. L'album « Alph-Art » actuellement trouvable dans le commerce est bien le projet le plus avancé au moment du décès d'Hergé en 1983. Et c'est d'une platitude assez regrettable, sous couvert d'un retour au classicisme. Des courses-poursuites totalement grotesques, un humour basé essentiellement sur la haine de Haddock pour la Castafiore, une intrigue policière soporifique... Tout ça pour ça ? Ben oui, la seule légende de l'album tient véritablement au fait qu'il est inachevé, ce qui permet au lecteur d'imaginer lui-même la fin du plus grand héros de BD franco-belge. Va-t-il enfin se décider à draguer Martine Vandezande, seule jeune femme rencontrée depuis un demi-siècle d'existence ? Va-t-il enfin périr, ironiquement transformé en oeuvre d'art par un nouvel ennemi qui lui offre par là-même une immortalité mise en abyme ?


La vérité, c'est que les pistes explorées par Hergé (et que l'on peut lire dans les pages bonus terminant l'album) semblent conduire vers quelque chose de beaucoup plus banal: le retour totalement improbable de Rastapopoulos, un sauvetage par Milou rongeant les liens de son maitre pour la quarante-septième fois... Aucun moment ne brillant particulièrement tout au long du scénario déjà écrit par Hergé, il est logique de s'attendre à une conclusion tout aussi décevante.
Bob de Moor, le collaborateur d'Hergé capable de recopier ses traits à la quasi-perfection (cf ma critique de « Vol 747 pour Sydney »), espérait pouvoir achever seul cette ultime aventure. Il en sera finalement empêché par Fanny, veuve d'Hergé qui décidera de sceller le sort de Tintin pour les 70 années à venir, selon les propres volontés de son mari.


Que faut-il retenir de toutes ces péripéties rocambolesques ? Peut-être bien qu'il était naturellement temps pour Hergé d'arrêter d'écrire Tintin. Piégé par ses propres boucles obsessionnelles, l'auteur avait réussi à s'en échapper un bref moment avec ses derniers albums plus expérimentaux. Le voir revenir soudain à un résultat aussi peu enthousiasmant alors que des idées folles lui traversaient encore le crâne (le haschich ! le haschich !) est pour moi la plus belle preuve d'abandon qu'on pouvait recevoir. Peut-être qu'il nous incombe réellement de jouer le jeu et de finir notre propre version de Tintin, après tout...


(proposition de Rodier, célèbre « faussaire » de Tintin, de ce à quoi aurait pu ressembler « Un jour d'hiver dans un aéroport »: http://www.naufrageur.com/quebec/rodier/BD/aeroport.htm)



  • Capitaine ! Capitaine !


  • Qu'y a t-il, Tintin, mon garçon ?


  • Vous ne devinerez jamais ce que j'ai trouvé dans les caves du château, il y a quelques minutes. C'est à n'y rien comprendre ! Je...


  • Mais calmez-vous, mille sabords ! Vous êtes donc incapable rester tranquille plus d'une journée sans vous attirer d'ennuis ?!


  • Mais... Qu'est-ce que vous faites, Capitaine ?


  • Vous le voyez bien, tonnerre de Brest ! Je fume ma pipe. J'ai l'air de faire du ski nautique sur la Tamise ?


  • Cette odeur, Capitaine...


  • Hé bien, quoi ?


  • Ce n'est pas l'odeur du tabac.


  • Pas l'odeur du tabac... Elle est bien bonne celle-là ! J'ignorais que vous étiez un fin connaisseur Tintin !


  • Et ce n'est pas non plus votre pipe habituelle... Mon Dieu, mais alors... ce haschich, dans les caves ?!


  • Tonnerre d'olibrius, vous avez une fois de plus fourré votre nez là où il ne fallait pas ! Hé bien oui, soit, je fume du haschich, mon garçon ! Est-ce que je dois m'attendre à l'une de vos fameuses leçons de morale ? Depuis que ce zouave de Tryphon m'a empoisonné avec son diable de médicament, il m'a bien fallu trouver autre chose qu'un bon whisky pour me détendre. Et figurez-vous que j'étais sur le point d'y parvenir avant que vous ne fassiez brutalement irruption dans ma chambre.


  • Non, c'est impossible... Vous ne...


  • Aucune intimité n'est possible avec vous, je commence à en avoir assez !


  • Je suis en train de rêver, c'est la seule explication.


  • Dans ce cas, je vais vous faire revenir à la réalité, mon garçon: je ne veux plus de vous ici ! Trouvez-vous un appartement à Bruxelles ou une cabane au Canada, je m'en moque ! Faites votre vie de votre côté, trouvez-vous une petite jeune fille... Pourquoi pas cette gentille secrétaire à lunettes qui travaille à la galerie d'art ?


  • Mademoiselle Vandezande ? Jamais il ne me viendrait à l'esprit le moindre sous-entendu en sa compagnie !


  • C'est bien ce que je craignais, par tous les diables ! Et bien si vous, vous vous destinez à une vie monacale auprès du Grand Zoulou tibétain, moi, j'aimerais juste pouvoir inviter des, hum, des amies de temps en temps sans qu'elles ne se posent des questions en vous croisant vous ou cet autre empêcheur de tourner en rond de Tournesol. D'ailleurs...


  • Monsieur ! Monsieur ! C'est une catastrophe !


  • Nestor ? Vous n'allez pas vous y mettre, vous aussi ? Vous ne voyez donc pas que je gourmande ce jeune coquin comme j'aurais du le faire depuis des années ?


  • Ho, Monsieur ! C'est une catastrophe ! La police est aux portes du château... Il y a des hommes armés par dizaines... Ils menacent d'entrer de force si vous ne vous rendez pas sur-le-champ. Mais que se passe-t-il donc, Monsieur ?


  • Comment cette bande de neutrons à chapka a réussi à me démasquer ? Me rendre ?! Jamais ! Dites, au lieu de rester planté là comme un baobab des Carpates, vous ne voudriez pas vous rendre utile, pour une fois, Tintin ?


  • Je...


  • Très bien, alors vous m'aiderez à tenir le siège ! Apportez moi des armes, Nestor. Les AK-47 qui se trouvent sous le lit de la chambre sud, ce sera parfait.



C'est à cet instant précis que Tintin se décida à faire une chose dont il ne se serait jamais cru capable. Il

Amrit
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le 26 déc. 2014

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