Ce qui est formidable avec le dernier film de Steve McQueen (II) c'est qu'il arrive à garder une justesse de bout en bout malgré la gravité du propos qu'il aborde. Un peu déconcertée par son précédent Shame, j'avais de grandes attentes concernant 12 years a slave après que le sujet de l'esclavage fut bien exploité en 2013 sous divers genres cinématographiques (le western comique chez Tarantino, le mélo assumé chez Lee Daniels). McQueen joue la carte du drame tout en restant très pointilleux et formidablement intelligent dans la mise en scène. En plongeant le spectateur dans l'enfer à l'état pur, il tisse les portraits psychologiques des protagonistes par le biais de métaphores subtiles où chaque plan, chaque jeu de lumière est maîtrisé de bout en bout. Non seulement il aborde le sujet en créant une véritable mise en scène unique loin des clichés mélodramatiques mais en plus il aborde le thème de l'esclavage par un prisme psychologique plus approfondi qui donne une nouvelle perspective à l'évocation de ce thème au cinéma. La musique joue un rôle primordial dans le film et notamment le violon de Northup qui fait office de fil conducteur subtil de sa condition et surtout de sa survie. Le seul objet qui le rattache à sa véritable identité se dégrade année après année pour finir détruit par son propriétaire, en même temps que tout espoir de retrouver son ancienne vie s'envole, définitivement. L'espoir n'est plus quand Northup chante parmi les esclaves à l'enterrement de l'un des leurs alors que sa voix ne s'était jamais élevée parmi les autres, le chant ici symbolisant l'acceptation de la condition d'esclave illustré par un plan rapproché très intense où l'on voit Northup incarner pleinement l'ascension du désespoir. Au début du plan, les autres esclaves sont floutés dans son dos et plus le chant s'élève, plus Northup est noyé dans le groupe parfaitement net, résigné pour de bon. Le rôle de la musique est d'autant plus primordial dans le film lorsqu'il prend place subtilement dans les rares scènes religieuses. Ce qui devrait être un moment de paix et d'espérance pour les esclaves est tout simplement terrassé par le leitmotiv du chant esclavagiste rappelant sans cesse leur condition. Lorsque Paul Dano (impeccable, comme toujours) entame un chant d'une violence inouïe forçant les esclaves à lui donner le rythme, sa voix envahit le reste de la séquence, se mêlant à la lecture de la bible de Benedict Cumberbatch (charismatique), terrassant toute recherche de foi, l'esclavagiste ayant battu à plate couture la parole de Dieu. Les moments de prière sont continuellement envahit par un fond sonore déchirant car il ne peut y avoir de miséricorde dans un monde aussi barbare. La deuxième séquence montrant Cumberbatch faire la lecture de la bible est continuellement surplombée par les pleurs déchirant d'Eliza, véritable incarnation du désespoir, chassant définitivement toute tentative d'introspection religieuse.
Les décors naturels ont aussi leur importance dans la construction psychologique des personnages. Le réalisateur réitère les plans fixes sur les arbres aux formes cauchemardesques, typiques de la flore du Bayou, en élaborant une véritable personnification des esclavagistes. Les arbres sont toujours filmés en contre plongée afin d'incarner la domination physique et morale des "maîtres", cachant toujours le ciel et empêchant de ce fait toute échappatoire terrestre et céleste pour les esclaves. La beauté de la Louisiane se transforme en prison psychologique à l'intérieur de laquelle tout se décompose lentement mais sûrement. De plus, McQueen esquive habilement l'emphase qui pourrait être omniprésente dans une oeuvre touchant un sujet aussi violent que l'esclavage grâce à un montage de qualité sans flash-back inutiles. Enfin, le jeu de Chiwetel Ejiofor est impeccable et juste, en harmonie avec la mise en scène de McQueen. Cumberbatch est charismatique, Paul Dano crève l'écran et Lupita Nyong'o est incontestablement une actrice à suivre et livre une prestation audacieuse et touchante avec un rôle difficile à porter. Un bémol quand à l'interprétation de Fassbender qui ne m'a pas éblouie ni fait peur (pourtant, il y a de quoi !), le costume de méchant ne lui seyant guère.


Je pourrais continuer cette analyse indéfiniment tant les qualités du film sont nombreuses. Ainsi, l'année cinématographique 2014 commence d'emblée avec une oeuvre touchante, audacieuse et juste, qui dévoile incontestablement la naissance d'un grand metteur en scène qui s'affirme de plus en plus au gré de ses œuvres. Le sujet de l'esclavage n'est pas nouveau certes mais McQueen fait le pari de prendre cette histoire malheureusement incroyable à bras le corps en proposant au spectateur une nouvelle façon de filmer la psychologique, la violence physique et morale de manière intelligente et subtile. 12 years a slave s'affirme ainsi comme l'un des meilleurs films sur le sujet.

Julianne_Paul
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le 23 janv. 2014

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Julianne Paul

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