Ça s'est passé il y a quelques jours de cela. On sortait d'un bar, après une de ces soirées qui fait monter le taux d'alcool dans le sang si haut qu'on parle plus d'alcool dans le sang, mais de sang dans l'alcool. L'hémoglobine diluée, les globules rouges éclatés, l'éthanol perfusé.
On était deux, sur la route du retour. Comme deux survivants, on rentrait en boitant, mais on rentrait. Je sais pas si c'était notre guerre, mais la bière l'a pas gagnée celle-là. Le bonheur se trouve peut-être pas au fond de la bouteille, mais faut la boire pour vérifier.
Puis le trou noir. Le blackout, pour les anglophiles. De la rue déserte à mon lit, aucune idée de ce qu'il s'est passé. Je me réveille juste avec du rouge sur la chemise.


Aujourd'hui, tout est clair. Et pour cause, les éléments se sont mis en place dans les jours passés.
L'enterrement de mon pote passé, mon procès commence.
Je lui ai ouvert le crâne avec une bouteille à moitié vide.


Le rouge sur la chemise, c'était pas de la villageoise. Les spécialistes sont formels, c'était bien du sang. Celui de mon pote. Enfin, vu la quantité d'alcool dedans, ils ont hésité.
Moi, sur le banc des accusés, je me repasse ce trajet maudit. Je cherche à retrouver le pourquoi. Eux aussi d'ailleurs, on me pose des questions, on montre des preuves, des analyses... Tout ce que j'arrive à dire, c'est qu'au moins il restait de l'alcool dans la bouteille, ça a dû désinfecter la plaie.


Entre deux comprimés de Paracétamol, un flash me resitue le contexte. Je nous revois, face à face dans cette ruelle sombre, riant, bras dessus bras dessous, moi la bouteille à la main.
Comme souvent dans ces circonstances, on se retrouve à parler cinoche, littérature, musique... Les fins de soirée entre nous, c'est la pluie de conseils. Les perles, c'est pas dans les huîtres qu'on les trouve mon pote, c'est dans l'alcool.


Le procureur fait défiler les témoins, la plupart juste pour leur poser des questions sur ma personnalité. Tu peux essayer mon gars, y'en a pas un qui te dira que je suis un psychopathe. Mon avocat joue à Candy Crush.
Il n'arrivera jamais à faire jouer la préméditation, ou les antécédents. Mais ils sont sûrs que c'est moi, ça sent mauvais. Tout concorde, il leur manque juste un motif, une raison. Pour le reste, ils mettent tout sur le compte de l'alcool.


Le motif... D'un conseil à l'autre, on navigue du cinéma américain au coréen sans discontinuer. Puis j'évoque 12 hommes en colère. Sa perfection dans la mise en scène, l'intelligence de son propos, Henri Fonda magistral, l'écriture donnant un sens inéluctable à ce huis clos. Même bourré, j'argumente pas mal. Et c'est là qu'il m'a dit :
"12 hommes en colère ? Meh, c'est vraiment pourri comme film.
- Haha, t'es vraiment con.
- Je suis surtout sérieux."


Ce furent ses derniers mots. Le fond de la bouteille avait déjà atteint l'os frontal à pleine vitesse. A l'impact, la vitesse se transforme en pression. Le choc, en débris. Bouts d'os, bouts de cervelle. Sang et alcool s'entremêlent encore une fois, mais en-dehors de son corps ce coup-ci.


Après avoir expliqué cette scène, on demande à mon avocat ce que je plaide.
"Non-coupable votre honneur.
- Il a pourtant admis l'avoir tué. Voulez-vous dire que du fait de l'alcool il n'était pas responsable de ses actes ?
- Non, mais au vu de l'ignominie proférée par son interlocuteur, on peut considérer sa réaction comme normale."


Alors que les jurés partent délibérer, je m'imagine qu'ils se retrouvent dans une salle, sous une chaleur étouffante. Que l'un d'entre eux s'insurgera de la peine requise par le procureur, qu'il me défendra. Que petit à petit, il convaincra les autres de faire appel à leur humanité. Que l'important n'est pas que je sois innocent, mais qu'on ne soit pas sûr que je sois coupable. Ou plutôt dans mon cas, que j'avais quand même une sacrée bonne raison.
Je m'imagine qu'ils vont rester entre eux pendant des heures, à débattre.


Pourtant, leurs délibérations durent 12 minutes.
Verdict ?
Non-coupable.
Apparemment, les jurés étaient des hommes de goût.

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le 9 août 2015

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