Il est de bon ton ces dernières années de s’essayer à l’exercice du plan séquence. Ciné, séries et même jeux vidéo (le dernier God of war) se sont essayés à l’art du uncut. S’il est motivé par une volonté artistique il peut se justifier. Mais bien trop souvent, le plan séquence répond à une démarche marketing pour hameçonner le spectateur toujours plus informé. Véritable prouesse lorsqu’il est bien pensé, il demande une implication supplémentaire aux différentes équipes de tournage car il n’accepte aucune erreur. La prise de vue doit être parfaite car aucun montage ne pourra sauver par l’ellipse une action, une parole, une ombre, inadéquate. Le gros avantage, c’est que l’on économise le salaire d’un monteur…
Après cette introduction théorique un brin barbante (on parle d’un film avec des poilus, même britanniques) resserrons le cadrage sur 1917 en particulier. Car lorsque l’on communique avec la finesse d’une Dicke Bertha autour des prouesses techniques du film, on a plutôt intérêt à assurer. Il n’y a pas plus hargneux qu’un spectateur appâté qui ressort frustré de la salle. Les promesses, on connaît, demandez aux fans de Star Wars victimes d’avc pendant la projection de l’épisode IX. A l’instar d’un Birdman ou d’un The revenant, 1917 était surtout attendu sur le plan technique. Sam Mendes s’était déjà démarqué avec son élégante ouverture dans Spectre et le monsieur pouvait s’appuyer sur une solide filmographie. Mais au-delà de l’effet Wouaoh, le film n’allait-il pas étouffer les autres segments qui font partie de l’œuvre, acteurs, personnages, photos, musique, dialogues, narration, son etc ...?
1917 s’ouvre paisiblement sur un champ en fleur. La focale tutoie les 50mm et paraît assez étriquée pour un film de cette ambition. Je fais connaissance avec Blake et Schofield et la caméra les suit dans les tranchées, les précède, les accompagne… l’intrigue est posée en 2 minutes et à l’image d’un Private Ryan, c’est une mission de randonnée avec option M1917 Enfield et baïonnettes. La première plongée dans les couloirs boueux britanniques est immersive. La reconstitution est d’autant plus vertigineuse quand on la sait associée au procédé du plan séquence. Happée par le décor et les figurants plus que par les deux protagonistes principaux. Mais un élément dérange, une sensation me titille, mais je n’arrive pas encore à la saisir, trop aspirée par l’exiguïté de l’environnement. Missive en poche, le duo approche du premier obstacle : le champ de bataille. Labouré par une une pluie d’obus aux calibres obscènes, les cratères difformes se suivent en de longues balafres que viennent césurer des barbelés saillants. Quelques arbres exhibent leurs troncs broyés, des corps sans visage ponctuent cette traversée à la prosodie macabre syncopée. Tout n’est que pesanteur, chaque pas pèse, chaque geste coûtent, même le sang arraché à la blessure semble stagner, écrasé par l’atmosphère. Aérienne, la caméra lévite. Étrangère aux reliefs, aux émotions, elle s’accroche tel un satellite et gravite autour du couple de soldat. On enchaîne avec les tranchées allemandes. Béton, confort, rat, piège, explosion. Lumière. La caméra toujours sereine. Je mets enfin l’index sur mon trouble. La caméra.
Le détachement.
En théorie, l’angle de vue, le cadrage, le mouvement, tous participent à l’immersion du spectateur. Le plan séquence, avec son absence de coupure doit me plonger dans une simili réalité. La vie éveillée n’est-elle pas un plan séquence entrecoupée de phases de sommeil ? La mise en scène de Sam Mendes opte pour une prise de vue apaisante, fluide, lisse. Qu’importe l’action à l’écran, explosion, nager, courir, ramper, dialogue intime, la caméra flotte, imperturbable, étrangère à son entourage. Un regard froid et distancié. Ce qui fait la force du plan séquence devient ici sa grande faiblesse. Difficile de vibrer quand le cadrage m’anesthésie, impossible de m’émouvoir quand le mouvement me berce. La technique m’impressionne comme devant un making of. Mais Schofield et Blake sont tellement loin, ils traversent l’horreur de la guerre mais cette caméra cotonneuse m’apaise. Le mouvement est lent, compensé, il ne ralentit pas, n’accélère pas, il ne traduit pas l’urgence ni l’abandon, le rythme est métronomique et désespérément constant. La caméra s’obstine à évoluer sur une ligne horizontale, le relief est nivelé, la tension érodée, l’immersion emmurée.
Dès la disparition de Blake, on connaît la fin. La caméra ne peut pas abandonner Schofield. Le peu de tension s’évanouit totalement. Les fulgurances visuelles de Deakins n’y changeront rien. Cette course contre le temps reste figée.
Bien sûr, 1917 brille par bien d’autres de ses aspects. Photo, chorégraphie, cohérence, reconstitution. Mais l’émotion a signé l’armistice bien avant le premier coup de feu. Œuvre froide et désincarnée, le film de Sam Mendes subjugue surtout par ses qualités techniques. A trop vouloir se détacher, à porter sur cette guerre un regard objectif, sans réelle prise de position, le cinéaste britannique accouche d’un film désincarné qui ne vit que par son esthétique. So british ? So porific.