Une certitude, mais qui était déjà établie : Sam Mendes sait filmer. Il sait construire un plan, élaborer un scénario, ici secondé par Krysty Wilson-Cairns, et le filmer en un pharaonique plan-séquence, avec Roger Deakins à l’image. Par une journée d’avril 1917, le spectateur se retrouve embarqué sur les talons de deux pauvres soldats britanniques, chargés d’une mission impossible, qui leur vaudra « la médaille ou le linceul » (ou même pas), comme le leur déclare sans ambages le Général qui les mandate (Colin Firth, toujours impeccable) : porter en un temps record, et à travers des zones à haut risque, un message qui devra sauver la vie de mille six cents hommes, parmi lesquels le frère de l’un des deux, le Lieutenant Joseph Blake (Richard Madden). Tension dramatique maximale. Le spectateur palpite, sursaute, suspend son souffle...
La caméra, tantôt à la hauteur des semelles de nos deux héros patinant dans la boue, les Première Classe Blake (Dean-Charles Chapman) et Schofield (George MacKay), tantôt en survol, escorte les messagers dans leur progression éperdue, laissant les spectateurs aussi éberlués devant la question de la réalisation technique que des malheureux Tommies au cœur de la Grande Guerre. Mais autant, dans « L’Arche russe » (2002) d’Alexandre Sokourov, le magistral plan-séquence glissant à travers les salles majestueuses du Palais de l’Ermitage et à travers les différentes époques de l’Histoire russe se justifiait pleinement et permettait au film de s’épanouir, autant le spectateur peut vite, ici, se mettre à percevoir cette démonstration de virtuosité au contact d’un sujet si grave comme indécente. D’autant que ce grand écart entre perfection technique et positionnement artistique n’est pas la seule source de malaise et que celles-ci, au contraire, se multiplient au fil de l’avancée de ce long slalom sur l’horreur.
L’horreur. Parlons-en. Soit étonnamment absente, soit lourdement présente. Absente : les « Poilus » de la Grande Guerre apparaissent ici rasés de frais, prêts à effectuer leur prestation cinématographique. Mais non ! Ce ne sont pas des acteurs ! Ce sont des soldats ! Ah ! Pardon ! Ils avaient oublié ! Et pourtant, ils en côtoient, des cadavres, bien disposés pour leur rappeler qu’ils font la guerre. Et eux ne sont pas rasés de frais. Bien bleus, bien gonflés, toujours signalés, comme de petits drapeaux plantés sur eux, par les gros rats bien nourris qui sont en train de s’en repaître. Et la caméra, tout en prenant bien soin de ne rien nous faire perdre du spectacle et de cadrer en plus une main sortant de terre ou une mâchoire figée dans un cri définitif, glisse sur tout cela, happée par l’importance de la mission.
La gêne devient maximale lors d’une scène nocturne qui présente, comme un spectacle pyrotechnique, une petite ville ruinée illuminée de façon mouvante par les bombes au loin et les fusées éclairantes. On peut admettre la réflexion : peut-être - on peut même l’espérer - les soldats ont-ils pu percevoir, parfois, des visions qui auraient pu être belles si le contexte avait été autre. Oser le montrer pourrait relever d’une audace intéressante. Mais le filmage et le montage, alors, se devaient de souligner le paradoxe. À l’inverse, la caméra se vautre à plaisir dans cette beauté et, pour que l’indécence de son positionnement ne laisse aucun doute, toute la scène est accompagnée par une musique tonitruante et grandiloquente qui semble au bord de l’extase lorsque - comble de la jouissance - elle recueille les images d’une cathédrale en flammes.
Impossible, en effet, de taire le rôle proprement exaspérant de la musique de Thomas Newman, pratiquement omniprésente, véritable insulte au spectateur, tant elle lui indique constamment, et à gros traits, ce qu’il doit penser, ressentir, éprouver...
La seule mort que le scénario accompagne un peu longuement est finalement plutôt rapide, ainsi que l’attestera l’unique témoin, et presque légère ; et puis c’est le moins joli des deux... Et son frère se révélera bien plus séduisant ; d’ailleurs où est passée la ressemblance annoncée entre eux ?!... Mais, n’est-ce pas, ce sont des hommes, des tatoués (ah, tant pis, on n’a pas vérifié !), des vrais. Donc, même très tristes, ils ne pleurent pas ! Ils en ont vu d’autres ! Et ce ne sont pas des femmelettes.
La guerre, une chose horrible, hideuse, à éviter à tout prix ? Ainsi survolée, elle apparaît surtout comme l’occasion, pour les héros, de montrer leur merveilleuse bravoure et leur endurance. Une exaltation à peine nuancée, presque pour la forme, par une remarque finale sur l’arbitraire et la variabilité des ordres.
Le réalisateur ouvre le générique de fin sur une dédicace à son grand-père. Mais ce long surf sur la guerre aboutit plutôt à une trahison de l’expérience de la guerre qu’à une authentique restitution.