L'art délicat du film de guerre

On m'a beaucoup vanté la virtuosité technique et la puissance de narration de 1917. Je m'attendais ainsi à vivre une expérience de spectateur digne de celle de Il faut sauver le soldat Ryan en 1998, où Spielberg avait su retranscrire l'horreur des combats à travers un mémorable plan-séquence du débarquement à Omaha Beach. Le brillant Sam Mendes offre un témoignage vibrant et une épopée tragique, sans éviter certains écueils.


Le plan-séquence est une sorte d'exercice de style auxquels de nombreux réalisateurs (souvent talentueux) s'essaient, avec succès ou non. Ici, ce choix de la temporalité continue joue un rôle intéressant dans la première moitié du film. Elle permet d'avoir une idée des distances, de l'aspect labyrinthique des tranchées, de la densité humaine, de l'absence de perspective ou d'échappatoire. La traversés de ces boyaux boueux, le détour par cette casemate minuscule et obscure, l'arrivée sur ce no man's land aux allures de fin du monde : cette première partie du film est un sans-faute. D'autant plus que le plan-séquence force ici le réalisateur à "coller aux basques" de ces deux soldats inconnus. Pas d'héroïsme, de plans larges dépeignant des charges héroïques ou de vues aériennes permettant de prendre de la distance avec l'abomination. Nous restons au cœur de l'enfer : chaque blessure nous gicle au visage, chaque coup de feu semble frôler nos oreilles de spectateur, on ressentirait presque l'odeur de charnier.


C'est finalement à partir de l'épisode de l'avion que le plan-séquence se retourne contre le film. A compter de cet événement totalement improbable dont je tairais les détails ici, le scénario est obligé de "combler le vide". Qui dit temps réel, dit temps mort. Quand deux soldats se rendent d'un point A à un point B, il est fort probable que s'écoulent de longues minutes sans que rien ne se passent. C'est d'ailleurs pour cette raison qu'a été créé le montage cinématographique : faire des ellipses temporelles pour éviter aux spectateurs les temps morts. Ici rien de tel, et on se retrouve à enchaîner des évènements dont la coordination est irréaliste et tend à transformer le film en jeu vidéo : comme si nos personnages principaux attiraient à eux tous les évènements qui avaient lieu à cinquante kilomètres à la ronde.


Si un avion s'écrase, alors il s'écrase "par hasard" à deux mètres de nos camarades. Quand un des soldats décède et que le second se retrouve seul, un autre bataillon débarque dans la seconde pour combler le vide. Il suffit que le soldat se sépare de l'autre bataillon et traverse un pont effondré pour qu'un Allemand se décide à lui tirer dessus à cet instant précis. Quand notre pauvre ami se cache par hasard dans un maison, il tombe par un concours de circonstances sur la seule survivante des environs (histoire de faire un peu la conversation). Et ça tombe bien pour le bébé affamé : notre soldat vient justement de récupérer une pleine gourde de lait fraîchement tiré par un paysan zélé qui a décidé de rester en plein milieu de la zone de combat. etc etc.


Les ficelles sont trop grosses et on ne peut s'empêcher d’imaginer les scénaristes réunis autour de Sam Mendes en train de lister les évènements qu'ils pourraient bien utiliser pour compléter cette balade. On tombe alors dans une espèce de blockbusterisation du film, où l'on enchaîne les scènes caricaturales de films de guerre, plus ou moins heureuses : l'affrontement avec un sniper perfide, la rencontre émouvante avec une civile éplorée et son bébé, la chute dans une rivière tumultueuse (qui semble curieusement agitée pour une petite rivière de campagne française)... Une quarantaine de minutes qui n'apportent ni originalité en terme de cinéma de guerre, ni profondeur particulière en matière de réflexion sur le phénomène guerre. On en arrive même à "percevoir" le décor : on imagine une espèce de couloir artificiel (là encore, façon jeu vidéo), peuplé de péripéties et en dehors duquel il n'existerait rien. C'est une sensation assez désagréable qui fait totalement sortir du film à partir du moment où on la ressent, et on s'attend à voir surgir un caméraman de derrière une façade de maison en carton. Seuls les jeux de lumières mystiques dans la ville en ruine apportent une ambiance crépusculaire salvatrice à cet ensemble, nous rappelant que Sam Mendes est aux manettes. Les puits de pétrole enflammés de Jarhead ne sont pas loin.


Le film redresse la barre sur les dernières quinze minutes, avec notamment la course de George MacKay à travers l'assaut. Sorte de messager de la paix, menant une charge héroïque à contre-sens de l'histoire qui se déroule sous nos yeux. Où l'on souhaite au fond de nos tripes que le précieux courrier puisse mettre un terme définitif à la boucherie qui est en train de se dérouler, même si l'on sait très bien qu'il n'en sera rien avant plusieurs mois. Les dernières minutes, faisant la jonction entre la grande et la petite histoire, concluent le film de manière délicate et humaine.


Malgré les enchaînements improbables du milieu du film, 1917 n'en reste pas moins une plongée éprouvante au cœur des ténèbres, servie par la photographie impeccable de Roger Deakins, la mise en scène maîtrisée de Sam Mendes et le jeu touchant de jeunes comédiens qui ne manquent pas de talent. Plus de cent ans après la fin de la Grande Guerre, 1917 nous replonge au cœur d'un conflit dont les soldats eux-mêmes ne comprenaient plus les tenants et les aboutissants. Une guerre qui, par son ampleur et son absolutisme, a amené les nations prétendument les plus civilisées à envoyer leurs ressortissants s'écharper dans les conditions les plus abjectes.

ZachJones
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le 27 févr. 2020

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Zachary Jones

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