L'éclatement du fond et le règne des formes

Art bourgeois par excellence, le cinéma est souvent gangrené par un contenu moral qui brise d'entrée de jeu une bonne partie de sa force de frappe. Le film de guerre, tout particulièrement, se prête au tissage de cette fibre qu'on qualifie trop souvent "d'humaniste", signant par-là une triste dévaluation du mot. Sans doute pour se disculper de l'accusation d'un voyeurisme qui peut apparaître comme malvenu, les films du genre se chargent presque systématiquement d'une condamnation de la guerre qui sonne aujourd'hui comme une formule creuse, comme la répétition d'un motif vidé de toute substance.


Avant de m'exposer à la vindicte de ceux qui voudraient voir en moi un odieux réactionnaire, précisons que je ne cherche bien entendu pas par ce paragraphe introductif à promouvoir des films bellicistes ou même à m'opposer en bloc à l'idée de films engagés et pacifistes. De telles œuvres ont sans doute leur place, mais davantage comme des outils de modélisme social, des rappels du prix de la guerre, des mises en garde et des matérialisations des valeurs sur lesquelles nos sociétés sont assises. Valeurs émollientes certes, mais qui pour aller dans le sens de la morale traditionnelle et concéder à celle-ci les bienfaits réels qu'elle apporte malgré les protestations de ma fibre nietzschéenne, préservent pour tous les conditions d'une vie sécuritaire, stable et riche dans ses possibilités.


Tout ceci est très bien certes, mais de telles œuvres, cantonnées à un message outrancièrement moral, qu'on-t-elles à voir avec de l'art ? Celui-ci n'est-il pas tout autre chose que l'étalement de certitudes rassurantes, mais bien plutôt la mise en danger de celles-ci, l'exploration de ce qui se cache sous la surface rassurante de l'ethos pour mettre à nu des fantômes plus profonds ? Qu'on me comprenne bien cependant, des films aussi fondamentalement pacifistes que The Deer Hunter ou Platoon conservent toute mon admiration, parce qu'ils subliment largement leur message anti-guerre et le dépassent par bien des aspects. Dans un cas comme dans l'autre, la violence générée par la guerre n'est pas seulement condamnée du haut d'une chaire de moraliste : si on souligne ce qu'elle peut générer de traumas, c'est certes pour la condamner plus efficacement mais aussi pour plonger de façon plus modeste et fragile dans les tréfonds d'une âme ravagée.


Loin de célébrer naïvement un leur supériorité éthique comme le fait sans arrêt une société qui se veut progressiste et croit avoir trouvé dans ses constructions morales une vérité absolue, ces films se servent aussi de la violence qu'ils déplorent pour abolir des repères moraux dont ils admettent qu'ils n'ont servi à rien pour protéger l'âme des soldats confrontés à l'horreur. Commence alors un voyage intérieur profond et dont des films comme Saving Private Ryan (qui ne vise qu'à illustrer le triomphe de valeurs grassement américaines le long d'un scénario ahurissant de bêtise) sont bien incapables.


Pourtant, à l'opposé de ce pôle moralisateur et au final tellement prétentieux, force est de constater que des films nihilistes dévoilant nûment la violence des conflits modernes et s'en servant pour perturber de façon plus triviale en faisant appel au dégoût de leur spectateur n'ont rien de beaucoup plus stimulant. Grande fut donc la satisfaction de voir 1917 n'emprunter franchement aucun de ces deux sentiers, et faire appel intelligemment à des armes que Sam Mendes a déjà fourbies par le passé : sa maîtrise formelle, le brio de Roger Deakins et la subtilité de Thomas Newmann.


Car 1917 est - tout le monde l'a bien sûr relevé - avant tout le film d'un formaliste. Son scénario est économe, et tous les éléments moraux dont on peut craindre un grossier étalage dans les films du genre ne sont présents qu'à l'arrière-plan. Ce qui compte, c'est la simplicité de la tâche à mener, parfaite illustration du recentrage qui s'opère en l'homme, quand tout autour de lui vient démentir ses certitudes, sur certaines données élémentaires auxquelles il faut s'accrocher comme à un radeau pour ne pas se laisser engloutir par la folie du monde. Ici, il faut donc survivre, dans tout ce que cela a de plus prosaïque, pour transmettre un message crucial et recommencer à croire en tout le reste. La simplicité du scénario, qui se fond dans une parfaite économie, laisse alors parler la formidable maîtrise formelle de Mendes pour donner sa vie propre à 1917. Pour cause, le long plan-séquence virtuel qu'est ce long-métrage parvient parfaitement à surenchérir sur l'aplanissement généré par la guerre, la saleté, la perspective de la mort, l'absence de tout sens perceptible et de tout ce qui structure d'ordinaire un univers mental.


La caméra, d'abord, ne se ménage jamais de pause, et fond à merveille la dimension temporelle du film, à propos de laquelle j'ai pu voir quelques reproches quant à son manque de clarté et de cohérence. Ces reproches, à mon sens, sont le parfait relevé d'une des qualités du film, qu'elles ne font qu'interpréter comme un de ses défauts : dans 1917, le temps n'est plus découpé mais matriciel. Qu'on ne puisse s'y situer efficacement n'a aucune importance - à moins qu'on persiste à voir le film comme un simple film à suspense dans lequel il importerait de bien se situer pour pouvoir percevoir clairement la menace d'un retard qui signifierait l'échec de nos messagers. Au contraire, le film offre la possibilité d'abolir le temps comme un support rationnel, comme un élément sur lequel nous avons prise dans le cadre rassurant de nos vies, d'un matériau à mesurer, découper et habiter. Au contraire, les heures passent ici sans qu'on les ressente, parce que le film demeure fluide dans son rapport à la durée.


L'absence de coupures, en effet, empêche le spectateur de régler une bonne fois pour toutes la question du temps en estimant que le montage s'en est chargé pour lui, que les découpages s'assurent de mettre en place une trame rationnelle, équilibrée et cohérente et que les fondus lui signifieront avec clarté une durée écoulée pour l'aider à peser les enjeux selon les besoins du scénario. Le temps, dans 1917, est une matière fluide qui s'écoule indifféremment, et n'est jamais uniquement identifié à l'adversaire dont il importe de triompher dans une course contre-la-montre. Le temps, dans ce monde où la guerre a aboli la normalité de l'existence humaine, a dépassé le statut familier de matrice de la vie mais aussi celui d'ennemi ; il est devenu étranger à l'homme, lointain, sa course paraissant parfois diverger vers un ailleurs que ne retrouvera plus une vie qui a tragiquement dévié de ses rails.


Le plan-séquence possède également d'intéressantes ramifications sur le plan visuel. Dévidé par une écoulement permanent, l'espace et ses repères spatiaux sont eux-aussi changés. Aucun plan fixe ne vient solenniser un décor, le fixer comme une saillie brusque sur laquelle s'arrêter pour la comprendre comme un repère, comme un élément sur lequel se raccrocher pour comprendre un récit intelligible et réductible par le pouvoir de la raison. Pas plus qu'il n'a d'abscisse temporelle, 1917 n'a d'ordonnée spatiale, et y règne la prégnante sensation d'une fuite éperdue, où l'objectif concret représenté par le message que les deux hommes ont à délivrer semble parfois un prétexte pur pour canaliser le dérèglement d'une normalité qui fuit par tous les pores de l'existence. La guerre, en perpétuel mouvement, paraît s'être emparée de la vie et chercher à la dérober aux hommes, qui n'ont plus d'autre choix que de courir à son rythme pour chercher à la recouvrer.


Le film est donc irisé d'impressions fugitives, d'une patine presque hallucinée dont je comprends très bien qu'on puisse ne pas l'avoir ressentie, mais qui pour ma part a fait de ce visionnage une expérience intéressante, sur laquelle les saillies quasi-gothiques de Mendes (dans un no man's land ravagé ou dans une ville en ruine que les flammes paraissent ne pas vouloir lâcher) ont brillamment surenchéri. Tout concourt en fait à continuer à voir 1917 comme le règne des formes, des images et des sons, comme le retour des données brutes et primales qui précédaient la venue de l'homme, et qui refont surface sous ses certitudes quand la peur vient craqueler leur vernis.

Kloden
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le 25 janv. 2020

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