Je ne saisis pas le délire avec Kubrick. Bien sûr je n’ai aucune autorité cinématographique pour le juger, mais j’ai quand même très envie de le faire, de manière totalement subjective.


Je reconnais sans problème qu’il fût au sommet de son art en son temps, notamment en tant que technicien. Toutefois, ses principaux chefs-d’oeuvre me laissent passablement dubitatif, et notamment 2001.



Un perfectionnisme carcéral



Déjà, sur le plan artistique, je n’aime pas ses plans et ses images, que je trouve d’une froideur absolument sépulcrale. C’est juste une question de goûts et de couleurs mais ce film, qu’on décrit souvent comme une expérience visuelle sublime (ce que je peux quand même concevoir, sans ironie) n’est à mes yeux qu’un triste dégradé de fadeurs avortées.


Ce n’est là qu’un problème d’esthétique, sur lequel il serait vain de débattre, mais cela joue quand même fondamentalement sur l’appréciation globale que l’on a d’une oeuvre.


C’est le cas bien sûr dans le domaine de la littérature, où nombre de lecteurs avertis privilégient résolument le style, ne rechignant pas à se coltiner une autobiographie ou une fiction relativement plates, pourvu qu’elles soient rédigées avec élégance.


Dans le cas du cinéma, j’admets pour ma part que je suis terriblement biaisé envers les films qui souscrivent à mes péchés mignons visuels (nature sauvage, chaos grandioses, viscéralité de l’expérience humaine, etc.). Je suis prêt à pardonner beaucoup plus de leurs faiblesses et à voir en eux beaucoup plus de subtilité que je ne le ferais pour d’autres expériences sensorielles, qui me parlent moins.


Or, je pense bien sûr que le même phénomène se produit avec les films de Kubrick. Si l’on est intimement touché par son esthétique millimétrée, comme sans doute beaucoup de fans de science-fiction dans le cas de 2001, alors on sera naturellement dans un excellent état d’esprit pour pardonner les lenteurs et la prétention de certains plans supposés “mystérieux”, que je trouve personnellement tellement vagues dans leur “invitation à la réflexion” qu’il n’y a aucune limite à ce qu’on peut leur faire dire.


C'est là typique de 2001, avec son foetus et surtout son monolithe dont le roman originel décrivait abondamment la nature. Symbolisme supra-subtil ou simple astuce pour ne pas se mouiller, pour paraître génial à peu de frais ?



La grandiloquence pour obsession



Or c’est là le coeur du problème plus “objectif” et “intellectuel” que j’ai avec Kubrick. Si je ne nie pas du tout que nombre de ses films soient cérébralement stimulants, je trouve quand même qu’ils en font des caisses, qu’ils sont vraiment trop pompeux pour ce qu’ils proposent. Chez notre génie, on veut trouver un peu vite de “l’intelligence” et de la “profondeur” partout où on retrouve surtout de la morgue et de la lenteur en quantités excessives.


Traitons donc de la valeur intellectuelle du cinéma kubrickien, qu’il ne faudrait quand même pas trop survendre.


Déjà, notons que les productions les plus légendaires de notre génie sont des adaptations de romans (2001, The Shining, Orange mécanique, Full Metal Jacket) donc qu’il n’est pas le véritable et unique “géniteur” de celles-ci, notamment des réflexions métaphysico-évolutives de 2001.


En fait, on pourrait même dire qu’il se plaît à s’emparer de livres à la narration claire, simple et linéaire (2001 et Shining en particulier) pour les transformer en oeuvres mystérieuses et opaques. Franchement, je ne suis pas contre l’idée : le problème est plus important que la solution, posons-nous des questions, interprétons, etc. D’accord, mais on pourrait tout de même éviter de le faire avec une extrême prétention.


Prétention, le terme est lâché. Elle s’observe bien sûr essentiellement dans la gestion conjointe du rythme et de la musique. La plupart des plans kubrickiens sont, au moins dans 2001, d’une lenteur totalement excessive, “sublimée” par la musique classique la plus grandiloquente que l’on puisse imaginer.


Pensons notamment à ce pauvre primate qui, au ralenti, fracture un crâne sur l’envolée de ”Ainsi parlait Zarathoustra” (VOIS SPECTATEUR : LA PREMIERE ARME A ETE EMPLOYEE, VOICI PARTI VROMBISSANT LE TRAIN DE LA CIVILISATION, AI-JE AI ETE TROP SUBTIL POUR TON INTELLECT PRIMITIF ? ALLONS ! DU NERF ! VRILLEZ LES VIOLONS ! BATTEZ LES TAMBOURS ! FAITES CRACHER LES TROMPETTES !).



Le triomphe du superflu



Or, ce n’est pas parce qu’un film est lent et grandiloquent qu’il devient automatiquement plus intelligent. On pourra discuter de la valeur artistique et “hypnotique” du lancinant rythme kubrickien (encore une fois, si on n’accroche pas à l’esthétique c’est mal parti). En revanche, il est indiscutable que sur le plan purement analytique, plus de la moitié de 2001 n’apporte strictement rien. La première et la dernière scène, qui doivent bien s’étaler sur quinze minutes chacune, auraient pu délivrer l’intégralité de leur message en cinq fois moins de temps. Quant à ce qu'il y a entre elles...


Si elle peut prétendre être un choix esthétique et narratif donc, la lenteur agonisante de 2001 n'enrichit pas son propos, elle aurait même tendance à lui nuire, en le diluant dans un océan de superflu, plutôt que de tout réduire puissamment au nécessaire. Au final, nous avons une oeuvre phénoménalement peu dense sur le plan thématique, globalement plate, ponctuellement animée par quelques passages forts de signification, et qui pourrait être largement écourtée sans perdre aucunement de sa capacité d’évocation.


D'ailleurs, toutes les analyses que je peux lire en ce moment se concentrent à quasiment 90% sur la première et la dernière scène. Effectivement, elles se répondent et on peut débattre de leur molle signification. Pour ma part je pense que, sans la référence musicale criarde à Zarathoustra, qui nous gueule agressivement "NIETZSCHE" dans les oreilles, on aurait bien du mal à trouver à l'écran assez d'indices pour privilégier l'analogie du surhomme nietzschéen par rapport à d'autres interprétations (L'évolutionnisme cosmogonique selon Spencer ? la progression de l'Esprit dans l'Histoire selon Hegel ?). On peut faire dire absolument tout ce que l'on veut à ces séquences, ce qui n'est pas gage d'intelligence extrême.


Surtout, entre ces deux scènes qui dialoguent, il aurait pu se passer absolument n'importe quoi sans que le "message" ne varie d'un iota. L'histoire que l'on a vue se dérouler ( l'expédition, HAL, etc.) n'est pas nécessaire pour relier les points. Bowman aurait pu être directement enlevé dans la station par les petits hommes verts et placé dans le décor de fin que ça ne changerait rien à l'aspect "philosophique".


Bref, en termes purement intellectuels, 2001 propose évidemment des allégories et des questionnements intéressants que d’autres dû très bien évoquer (et je suis bien sûr passé à côté de bien des choses) mais je persiste à penser qu’il demeure trop évasif pour être honnête, et qu'il n’avait pas besoin de cette orgie de violons et de minutes superfétatoires pour parvenir à ses fins. Vraiment, il se la raconte méchamment pour paraître bien plus intelligent qu’il ne l’est.



Le méchant bonhomme



Enfin, pour revenir un dernier coup au subjectif et à l’artistique, je trouve quand même Kubrick vraiment trop froid et méprisant dans son cinéma, notamment envers ses congénères humains (d'où vraisemblablement son intérêt pour le surhomme). On l’a décrit comme un homme cynique et misanthrope, je ne sais bien sûr pas si c’était vraiment sa nature profonde, mais j’ai l’impression de le ressentir dans son oeuvre, que je qualifierais volontiers de totalement désincarnée.


Dans le documentaire “Stanley Kubrick - A life in pictures“ il est narré que le réalisateur aimait faire des films à propos des “choses” (bombes, vaisseaux spatiaux, monolithes, hôtels, etc.) mais certainement pas à propos des humains. Le moins que l’on puisse dire est que cela saute aux yeux au visionnage. Encore une fois, les goûts et les couleurs mais, si le sentimentalisme est potentiellement lassant, le fétichisme me paraît l’être bien davantage.


Probablement en lien avec son rapport à l’humain (là je spécule) le technicien Kubrick n’était semble-t-il pas particulièrement doué pour diriger ses acteurs. La performance de ceux-ci, qu’ils soient inconnus ou superstars, oscille en effet généralement entre le plutôt bon et le franchement médiocre.


Pour 2001, la performance de Keir Dullea n’est clairement pas entrée dans la légende, probablement parce que le pauvre n’avait absolument rien à jouer. HAL (un bon personnage il faut l'admettre) et le monolithe comme vraies stars du film, fort bien. Pour un jeu d’acteur renversant on ira voir ailleurs.


Dans le cas de Shining, il est clair que seul Jack Nicholson a sauvé le film du désastre. Qu’on repense donc aux prestations un peu ridicules et souvent parodiées de Shelley Duvall et Danny Lloyd, desservis par des personnages totalement unidimensionnels. Malgré tout, même Nicholson, qui conservera le même rictus du début à la fin, a bien du mal à éviter le surjeu, puisque son personnage est écrit pour être taré tout le film (ulcérant d’ailleurs Stephen King, qui avait voulu décrire la descente aux enfers d’un bon père de famille dans son roman). Son talent génial pour jouer les dingos permet heureusement de faire passer la pilule.


Sans surprise avec Kubrick, la dimension psychologique et affective de Shining, pourtant essentielle dans un film d'horreur, est proche de zéro. Le monolithisme archétypal de ses personnages, dénués de toute évolution, n'aurait même pas été pardonné à une série B (le film fut d'ailleurs nominé aux Razzies, concours parodique récompensant les pires prestations cinématographiques). Mais puisque nous avons affaire à un génie...


Enfin, ça n'a rien à voir avec la qualité cinématographique de ses films mais, sur le plan anecdotique et humain, un fait me rend Kubrick rigoureusement antipathique : la différence des traitements qu’il réserva à Shelley Duvall d’une part, Tom Cruise et Nicole Kidman de l’autre. Selon R. Lee Ermey ( https://www.theguardian.com/film/2006/oct/05/news1 ), Kubrick se plaignait que les deux stars aient ruiné Eyes Wide Shut en prenant l’ascendant sur lui, qui était plutôt “timide et réservé”.


Or, on sait à quel point Kubrick fut odieux avec la fragile Shelley Duvall sur le tournage de Shining, la mettant constamment sous pression, lui reprochant son mauvais jeu et le fait qu’elle “importune tout le monde”. Poussant carrément jusqu’à l’oppression psychologique, Kubrick la rendit malade (elle perdait ses cheveux et autres joyeusetés) pour en tirer l’interprétation qu’il attendait (qui demeure néanmoins très moyenne, et plutôt à cause de lui que de Duvall à mon maigre avis).


La pauvre a aujourd’hui malheureusement sombré dans la folie. Bien sûr, je ne prétends pas que ce soit à cause de Kubrick ! Malgré tout, le manque de classe total du bonhomme face à cette femme vulnérable, et le fait plus général qu’il se soit montré d’autant plus fort avec les faibles qu’il était faible avec les forts, dresse de lui un portrait très peu flatteur.



Bref...



2001 incarne parfaitement les travers qui me rebutent chez Kubrick, au premier rang desquels paradent prétention et misanthropie. Le film, tout en démontrant la maîtrise technique incontestable du réalisateur, est aussi généreux avec le spectateur qu’un trappeur canadien envers un bébé phoque. Surtout, si l’on n’adhère pas au moins un minimum à l’esthétique visuelle du monstre, on n’a aucune chance d’esquiver le gourdin de Morphée.

SombreRascasse
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le 19 nov. 2017

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SombreRascasse

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