Kubrick, un nom qui semble redit, précuit, trop employé et qui pris sans doute les dimensions d’un mot, d’un concept à part entière. Un nom qui semble usité dans les discussions de cinéphiles aguerris et désireux d’éclat lorsqu’il s’agit d’exposer ses réalisateurs préférés, ses modèles. Des couleurs, des plans, des scénarios ancrés si profondément dans l’imaginaire et l’inconscient collectif qu’il paraîtrait presque banal d’en développer la grandeur, d’en démontrer l’admiration, et plus encore d’en faire une critique. Où se trouve l’utilité, pour un inconnu et ignorant critique amateur parmi tant d’autres, de rédiger ses impressions et son interprétation d’un monument du 7ème art que tant de spécialistes décortiquèrent, que tant de vendeurs dérivèrent en t-shirts ou en tasses à café, ou encore que tant d’anthologies et de « top 100 » du cinéma contemporain -voire de tous temps- placèrent presque toujours en ses sommets ? Elle réside en le fait essentiel de raviver une idée ternie : le cinéma de Kubrick ne peut être encadré par des thèses définies et doit se nourrir, comme tant d’autres films, des impressions et rêves qui germèrent dans l’esprit des spectateurs.


L’Odyssée est si universelle et si transcendante que jamais elle ne devrait être oubliée, jamais sa portée et ses enseignements ne devraient laisser place à ses films aux images de synthèse techniquement supérieures dont le public est enivré aujourd’hui, mais dont le sens semble désormais absent au profit de bruits assourdissant de sabres laser, de carambolages et de pets à répétition qui viennent étouffer de leurs vains cris la musique mélodieuse et immortelle d’œuvres telle que 2001 : l’odyssée de l’espace.


C’est sur cette musique que s’ouvre donc la critique, de la même façon que le réalisateur décida d’ouvrir son œuvre. L’image d’abord reléguée au second plan durant quelques minutes, ce sont nos tympans qui sont appelés à comprendre le dialogue qu’entame avec nous « Ainsi parla Zarathoustra ». Qui n’a jamais frémi dès les premières notes annonçant l’épopée à venir, malgré un fond noir interminable ? Même avec mon passé culturel de jeune des années 2000 que beaucoup partagent, qui nous permet à tous d’associer cette musique à son lot de pubs de voitures et de couches culottes, montrant des mamans heureuses d’endiguer l’urine de leur gosse, ou encore de séries B au rire gras, l’essence même de la musique est capturée par Kubrick dans un seul fond noir d’abord réprobateur, qui prend d’autant plus de sens dans sa répétition et son utilisation finale pour le plan du fœtus. C’est en s’enfonçant dans cette masse spatiale qui nous semble, à nous spectateurs inondés d’images expressives, des plus vides, que l’on saisit où se place le propos de Kubrick : dans l’éternel plus que dans la mécanique, le pittoresque et le fond commun d’idées sur ce type d’odyssée qui aurait pourtant pu amener le réalisateur à nous fouetter les mirettes à grands coups de lasers, d’extraterrestre tous plus étranges les uns que les autres, et j’en passe.


On comprend alors que nous allons assister à un film qui tire sa puissance de l’ère révolue du muet : le son et l’image en sont le dialogue dont la puissance de suggestion est inouïe, et nous ramène alors à l’essence même d’un cinéma dont la force première est l’image. Comment ne pas établir un lien peut être fou entre certains réalisateurs de cette époque et le novateur Kubrick : la scène où Frank tente de s’immiscer dans le vaisseau principal par l’entrée de secours alors que l’ordinateur Hal lui en bloque l’accès peut nous ramener aux œuvres fantastiques de Méliès, la fumée violette et explosive faisant apparaître l’astronaute de façon quasi magique. Qu’en est-il encore du plan, repris deux fois, des astronautes sortant de leur capsule, tête baissée, dont les costumes et le décor semblent alors tout droit venus de ces films merveilleux des débuts du 7ème art ? Ce sont ces décors baroques et hautement suggestifs, ces couleurs vives et étonnantes ainsi que cet « artisanat cinématographique » qu’entreprend Kubrick, effectuant pour chacun de ses plans un collage subtil et hautement artistique permettant de mettre chaque plan au rang de chef-d’œuvre, qui conduisent le fil scénaristique et pallie à l’apparente « vacuité » de dialogues, remarques qu’un enfant de 14 ans fermé à toutes impressions du film ferait après visionnage.


A quoi peut –on bien réduire le scénario sinon à quelques séquences successives, à quelques termes désignant la « bizarrerie » première de ce qui nous est déballé, et à quelques notes que l’on pourra fredonner longtemps encore en sortant de la salle en les associant à des images qui nous sont difficiles à imbriquer dans des mots ? L’art soigné, calibré et symétrique de Kubrick nous le permet : le film s’ouvre sur nos ancêtres hominidés découvrant le mystérieux monolithe, point central de l’histoire, ainsi que la faculté de mort sur son prochain, puis transite sur l’époque spatiale du second millénaire, à bord d’un vaisseau, pour nous dévoiler les ressorts d’une mission ayant pour but la découverte d’une probable forme de vie dans l’espace, et enfin nous place au sein de l’équipe de la mission Jupiter, 18 mois plus tard, qui devra composer avec une sorte de Siri qui décide si oui ou non il répondra à tes demandes et, qui plus est, est d’un ennui tel qu’il ne peut même pas répondre aux questions « tu baises ? » ou « est-ce que je devrais me payer un Android ». Il faut dire que les astronautes sont d’une placidité telle qu’il ne leur viendrait même pas à l’esprit de poser ces questions, mais bon. Le futur selon Kubrick ne s’annonce pas radieux pour les grands défenseurs de nos compagnons pixels.


On suit donc, comme le titre l’annonçait, une odyssée interstellaire dont la construction est symbolique : partant de nos origines pour en arriver à ce qui semble d’abord être notre futur, mais qui s’avère plutôt notre hors temps, soit les prémisses de nos origines, l’Homme part en quête de lui-même croyant trouver une autre forme de vie intelligente.


Mais chaque planète, chaque vaisseau, chaque salle, chaque costume, chaque diode et même chaque étoile nous transmet bien plus qu’une simple avancée parmi l’espace vers un but que l’on retrouve dans bon nombre de films actuels. Nos vaines tentatives de gestion de notre monde et de rationalisation de notre conscience est déconstruite par Kubrick avec génie, en démontrant –et ce avec un montage et une réalisation quasi scientifique- que cette Odyssée n’est pas une Odyssée de l’espace, mais bien une Odyssée de l’au-delà au sens concret du terme. Et le seul personnage survivant de la mission Saturne l’a bien compris : c’est en déconnectant Hal et ces différents niveaux de conscience artificielle que la marche vers son vrai but restera possible : c’est en dérivant que l’astronaute découvrira ce que, comme lui, le spectateur ne s’attendait pas à découvrir, c’est-à-dire lui-même ainsi que toute l’humanité, dont la somme est contenue dans le seul monolithe. Au travers d’un montage clinique et de décors, costumes, effets et dialogues l’étant tout autant, un fort contraste se profile au fil du visionnage entre l’évanescence du propos et le prosaïsme de l’œuvre. Et c’est ainsi que Kubrick brisa notre notion commune du temps comme rectiligne : nous naquîmes de l’absolu de l’espace, et Kubrick en fit son tombeau et son lieu de renaissance.

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le 19 déc. 2015

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