Roumanie, 1987. Les dernières heures du régime de Ceaucescu. Otilia et Gabita sont étudiantes. Elles partagent la même chambre dans un foyer universitaire. Alors que Gabita se prépare, comme pour partir en voyage, elle envoie Otilia confirmer une réservation pour une chambre d'hôtel. L'hôtesse annonce froidement que l'établissement est complet. La jeune femme finit par trouver une chambre ailleurs, avant d'aller rejoindre un certain « Monsieur Bébé », à un point de rendez-vous indiqué par sa comparse. L'homme lui demande si Gabita a « déjà fait ça » et lui explique les risques qu'elles lui font prendre en lui demandant de les aider.

L'ouverture de 4 mois, 3 semaines, 2 jours plonge le spectateur dans une situation intrigante. Un non-dit masque les motivations des deux étudiantes. Pourquoi font-elles appel à un inconnu répondant à l'étrange nom de « Monsieur Bébé », visiblement un pseudonyme. En quoi peut-il les aider ? Cherchent-elles à fuir ? Peut-être bien, sinon pourquoi réuniraient-elles toutes leurs économies, pourquoi Gabita ferait-elle ses valises ? « Monsieur Bébé » est-il un passeur ? Doit-il les faire quitter discrètement le pays, les arracher au système répressif de Ceaucescu ?

La réponse à toutes ces questions sera vite donnée, entre les murs de la chambre d'hôtel réservée par les deux étudiantes. On comprend que ce n'est pas une fuite qu'elles ont organisée : Gabita est enceinte de plusieurs mois et elle veut avorter. Or, les lois du régime dictatorial considèrent l'avortement comme un crime, passible d'emprisonnement. La seule solution est de le pratiquer en totale clandestinité, une pratique dont « Monsieur Bébé » semble être le spécialiste.

Le scénario de 4 mois, 3 semaines, 2 jours installe dès les premières séquences un climat de tension. Le suspense, bâti selon un implacable crescendo, se déploie en plusieurs temps. Une première phase laisse monter l'attente du spectateur jusqu'à la révélation dans la chambre d'hôtel, où « Monsieur Bébé » repousse impitoyablement l'échéance de son intervention en évoquant à nouveau les risques encourus. L'épreuve de l'avortement relance une phase de suspense, à la limite du soutenable : ayant promis d'assister à l'anniversaire de la mère de son petit ami, Otilia laisse Gabita seule dans la chambre, pour quelques heures. Pendant toute la soirée, au milieu des convives, on redoute le pire : que Gabita, livrée à elle-même, soit découverte en flagrant délit d'avortement. Le film fait culminer la tension lors d'une séquence finale cauchemardesque et paranoïaque : la course nocturne hallucinée d'Otilia qui décidera du sort des deux jeunes femmes.

Le film de Cristian Mungiu tire sa grande force dramatique de l'emploi quasi systématique du plan séquence filmé en caméra portée. L'extrême longueur des plans, le tremblé permanent mais subtil qui les caractérise, donnent au spectateur l'impression de vivre l'action de l'intérieur, de ressentir exactement ce que peuvent éprouver les personnages. Une caméra subjective adoptant le point de vue de Gabita, allongée sur le lit, une sonde dans l'utérus, et c'est toute la douleur, les doutes et la terreur de la jeune femme qui nous saisissent, de manière viscérale. Mais cette sensation troublante ne serait pas si palpable sans le jeu des deux actrices principales, Anamaria Marinca (Otilia) et Laura Vasiliu (Gabita), habitant leurs personnages avec une aisance déconcertante. Le naturel qu'elles adoptent fait parfois basculer la fiction dans une authenticité proche du documentaire. Elles laissent infuser, entre les fissures d'une mise en scène virtuose, une touchante fragilité.

Mais derrière la crise intime qui lie les deux étudiantes, c'est une crise de plus grande ampleur que veut représenter Mungiu. A travers leur épreuve, liant magistralement la sphère sociale et la sphère politique, il traque les symptômes d'un monde malade. Le diagnostic est essentiellement visuel, le cinéaste ne s'adonnant à aucun discours dénonciateur, préférant la force évocatrice des images à la parole. Avare en dialogues, son film offre le tableau d'un univers décrépi, désolé. Absence de couleurs chaudes, domination du gris, lumière blafarde, crépusculaire. L'aspect monochromatique du film dénonce à lui seul le régime dictatorial en place dans la Roumanie de 1987, la dictature d'une pensée unique interdisant aux femmes de disposer librement de leur corps. Les ombres grandissantes, jusqu'à la nuit finale, matérialisent la mentalité obscurantiste des autorités en place. Il n'est donc pas étonnant, dans cette atmosphère de cauchemar, d'assister à quelques scènes d'inspiration kafkaïenne. Une simple réservation dans un hôtel devient une quête insurmontable. La conversation entre « Monsieur Bébé » et les deux jeunes femmes vire à l'interrogatoire absurde, sous l'effet de la paranoïa.

L'unité de temps et de lieu, qui constitue la règle narrative de 4 mois, 3 semaines, 2 jours, n'ouvre aucune perspective. Elle enferme les personnages dans une nuit interminable. Elle obstrue leur destin. Les maux des unes renvoient aux angoisses des autres. Face à l'épreuve douloureuse de son amie, Otilia ne peut s'empêcher de trembler d'effroi en se demandant ce qu'elle ferait si elle tombait enceinte, elle aussi : porter un enfant par erreur est pour elle une fatalité. La fausse fin ouverte du film, extrêmement abrupte, n'apporte aucun espoir. 1987 est une date à présent révolue, mais Otilia et Gabita en sont les prisonnières. Aveuglées sur elles-mêmes – nous en savons plus, par la précision du titre, que Gabita sur sa propre grossesse – ces héroïnes tragiques restent enfermées dans les ombres de leur temps.

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le 6 août 2010

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