"- Vous êtes d'où ?
- Du Derbyshire.
- J'ai des cousins de Nottingham.
- Derby et Nottingham ne s'entendent pas franchement.
- Pourquoi ?
- Aucune idée."


Pour son premier film, Yann Demange n'a pas la prétention de remonter aux origines de la haine qui gangrène les Protestants et les Catholiques. Comme pour les chiens et les chats, les gars de Nottingham et de Derbyshire ou encore moi-même et les hypsters, la rivalité entre les deux penchants religieux remonte à si loin qu'il en est impossible de toutes manières d'en expliquer les aboutissants sur 1h40. Car, quoi qu'il en soit, et là réside la prise de position politique du film, les années de guerre et ses différents camps ont fini par dénaturer jusqu'à l'absurde la nature de l'extrême rivalité du conflit nord-irlandais. Présenté d'abord comme un simple bons versus méchants cathos au cours d'une caricaturale (mais voulue) scène de briefing, la quête de survie de Gary Hook va progressivement témoigner de la bêtise de cette rivalité, dénuée de toute conviction religieuse au profit de magouilles pour voir sa petite bande se sortir victorieuse de ce bordel.


Cette incompréhension du spectateur est incarnée par son personnage principal, Gary Hook donc, un jeune soldat paumé aussi géographiquement qu'idéologiquement et qui va se retrouver au crochet du bon-vouloir de tout un tas de sous groupes aux intention floues.


Avec sa réalisation très brut, au plus proche de son acteur principal, '71 s'inscrit dans la droite lignée de ce cinéma anglais authentique qui va droit au but. Sans fioritures ni effets de styles malvenus, Yann Demange nous plonge dans ce chaos labyrinthique qu'est Belfast en 1971 grâce à son sentiment de proximité avec son soldat et ses plans "POSE TA PUTAIN DE CAMERA SUR UN TREPIED BORDEL !!!" (ça tremblote pas mal ouais, mais jamais inutilement et toujours dans un soucis de lisibilité).


Mais l'authenticité, il la tire également de la force émotionnelle de son récit. Une fois n'est pas coutume (les meilleurs drames en sont parcourus), c'est de la pudeur que découle la beauté crue du final et la mélancolie amère d'assister à l'embrasement et à l'embrigadement d'une jeunesse rongée par la haine d'autrui. Yann Demange accorde une place très importante aux nouvelles générations à travers un panel diversifié de jeunes personnages intéressants dans ce qu'ils représentent. Tantôt victimes du conflit ou objet salvateur pour notre protagoniste, '71 nous rappelle le gâchis de voir ces enfants mourir et grandir dans la misère, produit de leur environnement dépouillé d'opportunités si ce n'est s'engager dans une armée qui ne voit qu'en ces contrées funestes d'énormes usines à chair à canons.


La fin (ça va vaguement spoiler dans ce paragraphe) transcende alors totalement le ton pudique adopté par le film. Tout en non-dits, la conclusion apporte une touche d'espoir pour l'un de ces jeunes, détruisant le fataliste destin auquel il semblait prédéterminé en l'extirpant de son cadre solitaire et misérable. Et bien sûr, c'est également de très émouvantes retrouvailles entre deux personnages à la relation fraternelle d'une incroyable pureté.


Si l'écriture est donc à saluer, la profondeur dramatique de l'ensemble aurait été moindre sans la présence de Jack O'Connell pour donner vie à Gary Hook. Comme pour tout bon survival viscéral, le corps et ses limites, la fatigue et la douleur, occupent une place primordiale dans le récit. Habitué aux expériences extrêmes (avec Invincible et Les Poings Contre les Murs), l'acteur britannique se dépasse encore une fois de plus et porte le film sur ses solides épaules. La dégradation du corps humain, déjà à l'origine de mon coup de cœur (et de l'écriture de ma critique) pour Du Sang et des Larmes, fascine (me concernant) et fait plus que jamais mal ici. Progressivement, le regard perçant et viril d'O'Connell se fait désespoir et abattement, son visage se recouvre de cicatrices et de tâches de sang.


Ces stigmates physiques renvoient alors aux plaies plus générales connues par l'Irlande du Nord avec ce conflit. Mais si celles de Gary Hook finissent peu à peu par se rétracter au fil des minutes, il faudra des années avant que le pays ne pansent les siennes. Certes la fin conclut sur une touche d'espoir pour certains de ces personnages, mais on ne peut s'empêcher de penser que pour un enfant sauvé de cette misère, dix mourront prématurément dedans.

-Icarus-

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