Le cinéma américain réserve parfois de belles surprises. Alors qu'Hollywood défraye la chronique ces dernières semaines avec les révélations scandaleuses sur le producteur Weinstein et d'autres phallocrates du milieu, dans le même temps sortent en France deux films américains d'exceptions, tous deux réalisés par des femmes. Même s'ils proviennent d'une scène indépendante qui laisse plus de place à la gente féminine, force est de constater qu'elles sont encore des exceptions dans ce paysage cinématographique. Le fait est d'autant moins anodin que les deux réalisatrices placent la violence au centre de leurs métrages respectifs.


Avec « Detroit », Kathryn Bigelow propose un regard historique sur les violences raciales lors des émeutes afro-américaines de 1967, où toute la première partie s'attarde sur le contexte social à la manière d'un documentaire. A contrario, Lynne Ramsay décrit plutôt dans « A beautiful day » une violence individualisée, purement fictionnelle, qui échappe à tout contexte et s'efforce de ne point trop en dire sur le vécu des personnages. La scène d'ouverture annonce déjà cette intention radicale d'une narration mutique : la cinéaste y impose une mise à distance du spectateur. Il y suit la masse organique interprétée par Joaquin Phoenix, qui exécute un contrat et assomme un garde du corps d'un coup de tête. Il apprécie sa démarche méthodique marteau à la main, son pas lourd et décidé, mais sans jamais voir son visage, tandis que la caméra multiplie les angles atypiques et les mouvements virtuoses, et que la bande-son éléctro surgit, presque assourdissante, lorsque le titre du film s'affiche. Le ton est donné : « You Were Never Really Here » semble s'adresser au spectateur tant ce dernier est peu invité à connaître les personnages et les enjeux, qui ont finalement peu d'importance (notamment la toile de fond politique absconse), tandis que la forme éclatante et léchée du film prouve les talents d'esthètes de la réalisatrice à chaque plan. C'est ainsi que le récit se dirige dangereusement vers un formalisme vain et stérile, sorte de synthèse du genre western urbain entre « Old Boy » et « Taxi Driver » où tout est soigné dans les moindres détails, les cicatrices et la barbe de Joaquin, les effets nocturnes du plus bel acabit, l'ambitieuse musique du film qui accompagne magnifiquement certaines scènes… L'impression que le sens du film se dissout dans un déluge d'apparat surgit alors, mais ne persiste pas, laissant le spectateur entre deux eaux, un peu comme avec le cinéma de Nicolas Winding Refn ou celui de David Lynch, mais sans apports érotique ou humoristique.


Il ne resterai que la contemplation morbide du mal-être des personnages s'il ne s'agissait pas de la même réalisatrice que « We need to talk about Kevin », dont l'ambiguïté de la narration cachait déjà une fracture exsangue et lourde de sens. Par petites touches, Lynne Ramsay opère un glissement émotionnel où la cellule familiale, l'affect et les souvenirs douloureux prennent une importance inattendu dans la construction du personnage principal. Les non-dits prennent alors peu à peu toute leur consistance, pour exprimer l'indicible, lorsque tout ce qu'il nous reste d'intimité est l'intériorisation de nos propres traumatismes, qui rejaillissent çà et là entre deux effusions d'hémoglobines. Il ne faut cependant pas en déduire un usage cathartique de la violence, tant la réalisatrice s'efforce de la laisser hors-champ par quelques astuces formelles, comme si le personnage ne recherchait pas à purger ses passions, mais au contraire à en faire surgir de nouvelles, venant troubler son insensibilité permanente. Lorsque cela survient, l'étendue de sa solitude l'écrase et le domine, l'entraînant par le fond en le forçant à se délester. Il trouve là enfin un adversaire à sa taille, une défaite à sa mesure, qui lui permettra peut-être une renaissance plus paisible.


La brièveté de la conclusion du film est l'aveu que la réalisatrice est incapable de diriger une narration défaite de la violence, préférant suggérer une possible échappatoire et laisser l'esprit du spectateur faire le reste. Cette impuissance est corrélative à celle de ne pas résister à un certain exhibitionnisme formel caractéristique qui peut nuire à la narration. Reste quelques bouffées d'airs salvatrices et irréductibles qui font tout le sel de « A Beautiful Day ».

Marius_Jouanny
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le 16 nov. 2017

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Marius Jouanny

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