Shigeru, jeune sourd-muet désoeuvré travaillant comme éboueur est fasciné par la mer. Un jour, il découvre une planche de surf abîmée dans des débris à jeter. Après avoir un peu hésité, il saisit la planche et la rafistole avec ce qu'il peu. Le voilà fin prêt à faire du surf en compagnie de sa copine, un peu moins mutique que lui mais toute aussi discrète (sourde elle aussi)...


Pour son troisième film, Takeshi Kitano délaisse les yakuzas et policiers pour se pencher sur le quotidien d'un jeune garçon sourd-muet qui voit dans le surf une manière de s'évader et d'aller plus loin que son statut pourrait le laisser penser (il manquera même de se faire virer en allant plus travailler à un moment). Mais si le réalisateur n'abandonne pas les marginaux et déclassés chers à son cinéma, c'est sans doute bien avec ce film (et Jugatsu un peu avant) qu'il s'immerge véritablement plus avant dans le style qu'il s'est forgé, se coupant de référents et posant des bases qui resteront ainsi longtemps (je reste toujours autant fasciné par ces plans fixes qui auraient tendance à m'ennuyer chez d'autres cinéastes là où chez Kitano, ce n'est jamais ennuyeux). C'est aussi ici qu'apparaît à la musique Joe Hisaishi qui va devenir pour un bon moment le compositeur fétiche et essentiel (l'impact émotionnel des superbes compositions liées à Sonatine, Kids return et Hana-bi lui doivent beaucoup) du cinéaste. Hisaishi en mode Erik Satie ici régulièrement pour notre plus grand plaisir (écoutez moi ça).


Le réalisateur utilise une histoire basique pour brasser plein de petites idées, de détails, de petits riens de la vie quotidienne, de petits gags, d'instants contemplatifs avec des plans fixes, des champs-contrechamps figés, un montage et des ellipses au cordeau pour livrer un film de plus en plus passionnant et attachant à mesure que le temps passe. Si l'on peut trouver le temps long au début (on pourrait presque dire que comme beaucoup de kitano --je pense par exemple aux yakuzas de Sonatine qui jouent comme de grands gosses sur la plage sans se douter que la mort les rattrapera tôt ou tard-- c'est un film sur du presque rien et comment occuper ce vide que l'existence nous laisse pour finalement donner un sens), on finit par regretter à la fin que le film se termine déjà.


La grande richesse du film (et sans doute sa plus belle idée, la plus transparente), c'est de ne pas s'arrêter qu'au personnage principal mais aussi d'englober une belle variété de portraits en tous genres qui grandit, de lieux qu'on retrouve encore et encore, de relations qui naissent et s'enrichissent, quitte à créer des malentendus, mais sans jamais que la violence physique puisse apparaître, comme si tout était englobé d'une sérénité naturelle. Quand Shigeru se fait approcher par une jeune fille qui le drague maladroitement, il accepte de boire un coup avec elle sur la plage en attendant sa copine mais n'échange aucune parole. Celle-ci revenant de courses, s'aperçoit avec stupeur qu'une inconnue se tient près de son copain (à sa place habituelle) mais n'en dit rien et va s'assoir de l'autre côté. Une seconde fois, plus tard, elle verra que l'inconnue est revenue à la charge en demandant à Shigeru de lui éplucher une orange (alors qu'on a vu bien avant qu'elle avait déjà quelqu'un) et s'arrêtera net, dans l'ombre, juste derrière eux... Avant de rebrousser chemin, croyant que Shigeru en préfère une autre. C'est un petit rien mais le film se créant sur une succession de petits "riens" de ce genre, il suffit qu'on nous en enlève un pour qu'une douleur sourde au fond de nous.


D'ailleurs, tous les moments où Shigeru et sa douce sont ensemble figurent parmi les plus beaux du films et semblent préfigurer les moments de poésie du couple d'Hana-bi. Pas de mots échangés entre eux, juste quelques signes, comme si leur relation ne se basait que sur du non-dit, juste le regard et des attitudes. Bien sûr il y a leur handicap mais pas que, Kitano ne s'arrêtant jamais à ça, ne voulant pas céder à du cliché ou de la facilité. Deux scènes fabuleuses emporteront ainsi complètement l'adhésion, deux scènes où le couple sera séparé physiquement comme émotionnellement.


Dans la première, un bus n'acceptera pas de prendre notre surfeur sous peine qu'il a sa planche avec lui. Sa copine prend alors le bus avec son sac jusqu'à l'arrivée tandis que ce dernier descend et fait tout le chemin en courant. Arrivée à destination, la jeune fille pourtant, descend en courant et prend le chemin inverse pour le retrouver à mi-parcours, essouflée.


Dans la seconde, suite au malentendu expliqué plus haut, elle refuse de le voir. C'est donc lui qui va chez elle, tape à la porte, jongle avec ses chaussures à la fenêtre, balance des cailloux. Au moment où il rebrousse chemin, elle le rejoint. Il va en avant, croyant comme les autres fois qu'elle va le suivre, mais non. Il se retourne, elle ne bouge pas. C'est à lui d'expliquer (se faire pardonner ?), il repart donc en sens inverse (Kitano ne fait aucune coupure ni ellipse mais joue sur la durée et l'idée de temps réel dans tous les moments où ils sont ensemble pratiquement et du coup montre toute la scène) et arrive en face d'elle. N'importe qui aurait filmé à cet instant le personnage de dos avec la jeune fille en fac mais Kitano opère un petit contrechamp et c'est Shigeru qui, étonné la regarde et est placé en face de nous. Le plan d'après n'a aucun son sauf le sanglot réprimé de la jeune fille en gros plan et une timide larme qui coule. C'est simple, c'est presque du Bresson, c'est du Kitano pur jus qui marche à l'instinct.


Et crée de la magie comme dans une bonne partie de ses films.
A scene at the sea est un petit bonheur à chérir pour soi.

Nio_Lynes
8
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le 9 mars 2020

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Nio_Lynes

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