Pour bien comprendre un pays et les différents enjeux sociaux, politiques et économiques qui s’y déroulent, il suffit de regarder les œuvres des artistes qui sont en réaction face aux décisions précises par l’élite en place. Depuis le réveil du dragon chinois, Jia Zhangke est probablement le cinéaste de ce pays qui se distingue de tous les autres, avec le prolifique Wang Bing, pour l’acuité de son regard sur ses compatriotes. Autant dans ses documentaires que dans ses fictions, Jia Zhangke témoigne de la Chine moderne et des dérives de sa fulgurante ascension à l’économie de marché. A TOUCH OF SIN, son 10e long métrage est peut-être le plus virulent de tous ses constats.


Construit en quatre chapitres qui s’enchaînent de manières astucieuses, le chef de file de la 6e génération de réalisateurs chinois revient en force à la fiction, son chef d’œuvre STILL LIFE datant déjà de 2006. Prix du scénario au Festival de Cannes en 2013, A TOUCH OF SIN est aussi un exemple probant d’un réalisateur doué dédié à son art.


Se déroulant d’un bout à l’autre de la Chine, Jia Zhangke confronte le spectateur à la violence ordinaire, celle de tous les jours qui polluent le quotidien de millions de personnes. Son point de vue critique ouvertement la mainmise de quelques riches corrompus et aussi de la disparition progressive du « nous » chinois, composé majoritairement d’individus voués à une nouvelle forme d’esclavage.


Jia tourne toujours comme s’il s’agissait de son dernier film, sans se soucier des éventuelles conséquences auprès du comité de censure chinois. La présence de A TOUCH OF SIN au plus prestigieux festival de cinéma au monde a justement été mis sous silence dans son propre pays, anéantissant ses chances de séduire un large public concerné par son sujet.


Contrairement à toutes ses fictions précédentes, qui nous plongeaient dans une certaine forme de réalisme, Jia Zhangke propose une mise en scène dans laquelle il alterne différents types de cinéma de genre. Les trois premiers volets rappellent les films de vengeance américains qui mettaient en vedette Charles Bronson et Chuck Norris, ces justiciers auto-proclamés qui prennent les armes pour contrer leur désarroi. Mais aussi le wuxia, ce genre littéraire chinois mettant en vedette un « chevalier errant » de la Chine ancienne, recontextualisé dans un environnement moderne proche du wuxiapan, film de sabre chinois, dont A TOUCH OF ZEN de King Hu demeure la référence (et une inspiration équivoque pour le titre A TOUCH OF SIN). Le dernier volet, le seul où la violence se retourne contre le héros, ressemble davantage à une triste histoire d’amour impossible dont le drame final semble, aux yeux de ce pauvre jeune homme, être la seule issue.


Jia Zhangke s’est même amusé à associer quatre symboles de l’horoscope chinois à chacun de ses protagonistes. Il y a le tigre, bien en évidence sur l’épaule du premier personnage, signe d’un homme courageux mais ayant un mauvais caractère. Suit ensuite le buffle, représenté sur par la tuque des Bulls de Chicago qu’arbore le motard, être tenace souffrant toutefois du complexe du conquérant. Il y a aussi l’actrice Tao Zhao, femme de Jia Zhangke et à l’affiche de tous ses films depuis PLATFORM en 2000, qui est représentée par les serpents qu’elle croise sur sa route. Ce troisième chapitre montre sa droiture mais aussi sa perpétuelle suspicion. Et finalement le rat, à mi-chemin entre la fable de La Fontaine LE RAT DES VILLES ET LE RAT DES CHAMPS et de celle des frères Grimm LE JOUEUR DE FLÛTE DE HAMELIN, ce jeune homme imaginatif et sincère qui sera étourdit par cette sonnerie incessante que nous entendons comme lui, mais qui est hors champ.


A TOUCH OF SIN est un portrait stylisé, rude et nécessaire sur la montée de la violence en Chine. Suite aux événements de 2015 qui lui donnent raison (les nombreuses attaques aux couteaux dont celle qui a tué 29 personnes à Kunming, capitale de la province du Yunnan), Jia Zhangke prouve plus que jamais qu’il est un témoin pertinent d’un pays en pleine mutation.

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le 19 mai 2016

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Daniel Racine

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