À bord du Darjeeling Limited, par Jean-Pierre de La Rochelle.

Voilà bien un film que j'aurais peut-être zappé ou comme certains trouvé "nul à chier" si je n'avais derrière moi effectué une quinzaine de voyages de long en large et de travers en Inde.
Je ne connaissais pas du tout Wes Anderson, je suis donc tombé sur son film comme un cheveu dans la soupe, et ce film que j'ai distraitement et par désoeuvrement regardé au début, il m'a par la suite intrigué puis de plus en plus intéressé.


De ce film, j'ai d'abord aimé la loufoquerie, le côté foutraque des personnages soudain transportés en un milieu - l'Inde - diamétralement opposé au leur, voyageurs que leur vie encombre à l'instar des énormes valises qu'ils transbahutent, occidentaux paumés dont les prises compulsives de médicaments règlent leur mal-être et rythment à contre-temps leur mal-emploi du temps...


Le visage tuméfié de Francis n'est pas ici un hasard, il est le pendant des lancinants maux de tête de Peter, il est la blessure au coeur que Marc, le benjamin, n'arrive pas à soigner. Leur trio est celui d'un groupe à la musique de vie depuis longtemps désaccordée, d'une famille que la mort du père, l'indifférence d'une mère fugueuse "qui a passé leur vie à disparaître" finissent de désarticuler et que, dans un dernier sursaut, Francis - le plus physiquement et mentalement touché - tente très mécaniquement de recomposer (à coups de programmes sur papier plastifié que Brendan son "assistant", en quelque sorte un substitut de sa mère, est chargé de cadrer à la minute près).


Par petites touches, Wes Anderson fait avec jubilation le portrait féroce de gens dont les désordres familiaux ont comme amidonné le comportement et rigidifié le coeur : dans le désordre de leurs pensées, chacun se méfie de l'autre et n'est plus même capable de tenir un dérisoire secret, cependant que le train aux tags cabalistiques - comprenez la vie, leur vie - file sans jamais les attendre...


Sans jamais ? eh bien si, un train bien sur ses rails qui se perd, je vous assure que c'est chose tout à fait concevable en Inde, un pays qui s'est à juste raison choisi le slogan d'être "incredible", incroyable. Et c'est cet incident même qui va remettre, lentement hein, le trio sur ses rails. Voici les trois frères impliqués dans le sauvetage d'enfants qui se noient ; la mort de l'un deux et le rituel indien qui s'en suit, fait d'amour et de simplicité, les obsèques auxquels ils sont par reconnaissance de leur action conviés, cette tragédie provoque en eux une véritable catharsis, ici dans le sens aristotélien du terme : accompagné de plaisir, un total changement de regard à la suite d'une violente purge émotionnelle...


La métamorphose s'accomplit, s'achève avec la rencontre de leur mère qui, en un seul geste (elle se retourne, cherchant un double que ses fils lui prêtent mais qu'elle ne se connaît pas) et en à peine quelques mots : "Vous parlez à une autre, pas à moi", les ré-enfante, les re-modèle, balaie en eux un océan d'incompréhension, ré-inventant leur foi en elle par ce simple sésame de "se parler sans les mots"... Moment intense, tandis qu'en contre-point les Stones martèlent "Ne jouez pas avec moi au risque de vous brûler" ...


Autre séquence géniale, ces trois identiques plumes de paon que nos trois sympathiques idiots n'ont même pas su mettre à l'unisson du vent : à trois ils en scellent la dernière - symbole de leur unité enfin retrouvée - sous un amas de pierres ressemblant à ces "cairns" que les nomades, ces voyageurs aux semelles de vent, édifient et égrènent dans tous les déserts du monde, et sans lesquels ils ne sauraient jamais retrouver leur chemin, leur salut...


Et dans les images finales, que j'ai envié ces bagages dont les trois frères s'allègent complètement, qui se découvrent de tout démunis mais éblouis d'un bonheur premier ; que j'ai aimé cette couleur tout au long du film d'un jaune pisseux enfin retrouvée dans ses teintes vraies ; ce régulier et rassurant tac-a-tac enfin audible du train qui file avec allégresse et droit devant dans une nature devenue riante, au rythme inattendu (mais oui, après tout, pourquoi pas?) d'une entraînante et joyeuse chanson de Joe Dassin, exactement le genre de bluette qui vous trotte dans la tête quand vous êtes sans raison heureux...


Réflexion faite, j'ai très envie de dire que ce film de Wes Anderson est un chef d'oeuvre.
Je recommande de le regarder avant d'effectuer un premier voyage en Inde, puis à le revoir dès retour de ce sub-continent aux peuples si déroutants, aux moeurs si fascinantes. Un sondage sur ce film "Votre opinion AVANT votre périple indien / Votre opinion APRES..." pour mesurer l'effet de ce qu'est une catharsis...


A plusieurs reprises, ce film m'aura gentiment pris en traître, il me faut donc le revoir... Il est de la même veine, il m'a fait le même coup qu'un film apparemment superficiel et léger : "La Vie sur l'eau" de Mohamed Rasoulof (Iran 2005), dont les symboles qui surgissent après coup (une critique courageuse et très habilement camouflée du régime des ayatollahs iraniens) m'avaient stupéfié et, longtemps après, tenu attentif à déceler sous chaque image, son sens caché, sa lumière.

100ans
10
Écrit par

Créée

le 30 janv. 2017

Critique lue 414 fois

100ans

Écrit par

Critique lue 414 fois

D'autres avis sur À bord du Darjeeling Limited

À bord du Darjeeling Limited
Kobayashhi
8

Les Inconnus du Darjeeling Limited !

Il y a quelques semaines, je suis allé voir les 3 Frères le retour qui m'a laissé quelques séquelles, en effet voir ces comiques de mon enfance qui m'ont beaucoup fait rire à l'époque dans de...

le 1 mars 2014

69 j'aime

2

À bord du Darjeeling Limited
DjeeVanCleef
4

Cours Bill, cours...

Bill Murray qui est à la bourre. Bill Murray qui court. Bill Murray qui loupe son train. Bill le bienheureux. Trois frères dans un train qui traverse l'Inde pour un festival de tarins improbables ...

le 17 déc. 2013

62 j'aime

16

À bord du Darjeeling Limited
SBoisse
8

Tics, toc et quête spirituelle

À bord du Darjeeling Limited peut être considéré comme une porte d'accès à l'univers très particulier de Wes Anderson. Les décors y sont naturellement beaux (le nord de l'Inde) et l'histoire simple...

le 13 févr. 2018

59 j'aime

10