Pour commencer, reprenons une paire de phrases que l'on doit à un célèbre moustachu, et mettons les en parallèle avec ce que nous montre le début du film de Wang Bing, que dis-je, le film ! plutôt ce monstre interminable et fascinant qui a fait ma journée. Mais lisons plutôt :


"Les ouvriers doivent inscrire sur leur drapeau le mot d'ordre révolutionnaire: "Abolition du salariat", qui est leur objectif final."
Karl Marx (Salaire, prix et profit, rapport de 1865 à l'Internationale)


Et bien entendu, le fameux ;


"Les prolétaires n'ont rien à perdre que leurs chaînes. Ils ont un monde à gagner. Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !"
Karl Marx et Friedrich Engels (dans leur fameux manifeste).


Alors allons-y, vérifions ou contestons vos dires, et surtout, faisons cela à partir d'une oeuvre peignant la réalité d'un pays qui, aujourd'hui encore, se réclame curieusement de votre doctrine : La Chine. La Chine rouge virant magenta, et surtout la Chine grise métallisée des fourneaux en action. Ou des fourneaux qui s'arrêtent de tourner. Ou ce ceux qui, bientôt, s'arrêteront de tourner.


N'appréciant que très peu les rapprochements philosophico-cinématographiques bâclés à la six-quatre-deux, je ne m'étendrais pas des heures là-dessus, d'autant plus qu'il y a beaucoup à dire sur ce film, particulièrement riche lorsqu'il s'en donne la peine. Cependant, en ce qui concerne la première partie du film, "Rouille", il m'est impossible de ne pas l'évoquer tant le contraste est frappant. Même si c'est trop sucré, c'est toujours agréable, un petit marx quand on a faim, non?


Rouille, c'est la mort programmée d'une usine. De plusieurs usines en réalité, mais de celle ou se promène la caméra en particulier. Peut être qu'on aura encore du travail dans six mois, peut être un an, peut être moins, on sait pas. On sait pas, et on s'en ficherait presque. On évoque le sujet en buvant le café, en lisant le journal, en sortant nu de la douche, d'une voix douce et monocorde.
En bon Francais, habitué aux râleries constantes des homoncules qui servent hélas de représentants à des travailleurs qui se passeraient bien d'eux, on se dit qu'une sorte de syndicaliste chinois exalté va finir par sortir d'un placard et inciter vivement ses camarades à la lutte, mais non, jamais. Point de syndicats dans les régimes communistes d'ailleurs, puisque techniquement, "tout les travailleurs sont égaux". Habile.
Mais d'ailleurs, qui lutterait ? L'attente. Il n'y à que l'attente, et pire encore, l'espoir qu'elle dure. Voilà comment Marx à perdu. En croyant, et j'aurais de tout coeur aimé croire avec lui, que la révolution est à la portée de tous, y compris de ceux qui avant tout, veulent avoir à manger demain. L'idée de base est bonne, mais prenons le problème à l'envers :
En un sens, pousser le prolétariat à la rébellion, n'est ce pas lui donner ipso facto* une image violente qui n'est pas nécessairement la sienne,et qui dans l'absolu pourrait avant tout décourager les volontés les plus efficaces? Je dis à ces individus : Révoltez vous, devenez un danger pour ceux qui vous emploient. Voilà alors que ceux qui emploient se mettent dans l'idée que chaque homme travaillant pour eux souhaite lui planter un couteau dans le dos. Que fait-t-il alors ? Il se durcit envers tous, les doux compris. Vouloir généraliser la révolution, vouloir imposer un soulèvement de masse, ne peut qu'amener à le tuer dans l'oeuf en induisant chez "l'adversaire" une position défensive. On a pas inventé la lutte des classes, mais on lui a fait tellement de publicité que tout le monde s'est mis à y croire comme à la souris des dents. Tout le monde à dit "J'appartiens à ce monde et moi seul y défèque, qu'ils défèquent dans le leur, de monde, il ne sera pas le mien." Et vice et versa....
Karl, était-ce bien ton but ? N'as tu pas senti l'odeur de souffre?


Patience, je ne divague pas tant que ça, le film est là dans ma rétine. Rouille, la première partie donc, demeure la plus documentaire de toutes malgré les tentatives d'excursions esthétiques, forcément limitées par la caméra d'un autre âge utilisée par Bing, et par son refus souvent incompréhensible d'éclairer qui ou quoi que ce soit, surtout lorsque le qui que ce soit en question parle et qu'on ne voit que le mur en arrière plan. Wang Bing, je veux bien que ton film soit un documentaire, mais merde même quand on fait un sujet avec France 3 sur des éleveurs de chèvres à trois pattes en Ariège, on éclaire quand même un peu l'interview.


Mais enfin, nous entrons, en témoins muets, dans un film qui a commencé des années, des décennies auparavant. Les prolétaires résignés font face à un jeune réalisateur qui ne sait pas encore trop quoi faire de sa caméra, sur quoi se concentrer, à qui parler. Wang Bing erre dans les couloirs de ce lieu étrange deux fois plus vieux que lui, capte des bribes de conversations, passe d'un plan digne d'un film de vacances réalisé par mon petit cousin à un cadre de toute beauté, beauté d'autant plus poignante qu'elle est souvent due au hasard de la disposition des personnages dans l'espace, ou d'une luminosité extérieure appropriée, une fois n'est pas coutume. Outre le magnifique plan d'ouverture filmé depuis la cabine d'un cheminot, sur ce train avançant dans le paysage désolé que compose ces zones industrielles en voie de désaffection (on y reviendra d'ailleurs avec grand plaisir dans la troisième partie du film intitulée "Rails"), le réalisateur se montre dans ce premier segment plutôt malhabile, et doit ses rares instants de grâce aux lumières rougeoyantes dominant certaines parties de l'usine se mariant étrangement bien au rendu naturellement crasseux de sa caméra.
On se plait alors à suivre très, très longtemps de dos un personnage quelconque parti pour activer une turbine ou faire du bruit avec un marteau-piqueur. Et c'est chouette.


Et puis peu à peu, plus de marteau-piqueur, plus de turbine. Cette fermeture dont on entendait tant parler à lieu. Personne ne crie, ne proteste, ne manifeste ou ne laisse transparaître un sentiment autre qu'un discret dépit.
On ne sait pas trop ce qu'on va faire, maintenant, ni trop ou on va vivre, puisque tout le complexe doit être détruit, habitations comprises. Mais on garde le sourire quand même, et en joue au Mah-Jong. Quelques belles ambiances tamisées jaunes pour conclure. Quelques plans d'extérieurs, pour la plupart laids et surexposés, mais tous profondément apocalyptiques. Les débuts de la destruction dans tout ce qu'elle à de plus automatique et insensible. Peut être est ce pour cela que personne, encore, n'y est vraiment sensible? Les voilà qui arrivent, les vestiges, les fameux vestiges de la vie d'avant, qui donnent leur nom à la seconde partie du film. Vestiges, simplement vestiges. Et quelle partie... Ici, carton noir, et pause.


C'est ici, parmi les "vestiges", que l'émotion va poindre, qu'un certain attachement aux "personnages" va commencer à se faire sentir. Car c'est maintenant que ces êtres anonymes deviennent des personnages à part entière. Malgré le fait qu'il s'agisse du segment le plus invariablement laid visuellement (extérieurs surexposés, intérieurs sous exposés et montage au couteau de boucher, bref, rien à sauver à part quelques rares plans d'ensemble désolés "à la russe"), il s'agit également du segment ou, malgré leur nonchalance constante, ces désormais-personnages vont faire preuve d'émotions et sinon de volonté de lutter, au moins d'interrogations.
Ils vivent désormais dans les ruines de ce qui fut leur maison, gardant l'espoir de retrouver un travail, LEUR travail, identique à jamais et par lequel tout en se dégradant, ils semblent persuadés de s'accomplir en tant qu'hommes. (La Niche-Les Nerfs)


Marx à définitivement perdu, raté le coche, est on est désormais en droit de se rappeler les paroles de Henri Laborit dans son "Eloge de la Fuite", paroles aussi terribles qu'honnêtes, qui aideront bien à comprendre ce à quoi nous avons à faire ici :


"Nous ne vivons que pour maintenir notre structure biologique, nous sommes programmés depuis l'oeuf fécondé pour cette seule fin, et toute structure vivante n'a pas d'autre raison d'être, que d'être. Mais pour être elle n'a pas d'autres moyens à utiliser que le programme génétique de son espèce. Ce programme génétique chez l'homme aboutit à un système nerveux, instrument de ses rapports avec l'environnement inanimé et animé, instrument de ses rapports sociaux, de ses rapports avec les autres individus de la même espèce peuplant la niche ou il va naître et se développer. Dès lors, il se trouvera soumis entièrement à l'organisation de cette dernière."


Mais alors, s'il n'y a plus de niche, quid du système nerveux qui la crée et l'habitait? Voilà que dans ces vestiges, les hommes se retrouvent orphelins de niche (objet inanimé), orphelins du tissu commun tissé de longue date (objet animé, cardigan social en laine) et donc orphelins de nerfs - orphelins de colère, in moribus et artibus.**
On ne lutte pas pour sauver la sorcière qui à déjà brulé, même si on l'aimait secrètement. C'est la loi immuable des bûchers.


Alors, ils discutent, discutent encore, jamais de choses qui fâchent, ou des fâcheries futiles. Petit à petit, tous ont commencé à prendre conscience de la présence de la caméra, et un certain jeu se met parfois involontairement en place. Dans "Rails", la grandiose dernière partie de l'oeuvre, cet aspect sera encore accentué.


Pour finir avec ces "vestiges" sommes toute peu attrayants, pour donner du charme à ces bidonvilles ruinés, relevons ce splendide dialogue entre deux jeunes hommes. Que vas tu faire ? Qu'allons nous faire ? "Retrouver une usine? Mais tu n'as aucun idéal!" Oui, réponds le camarade. "Mais les idéaux ne font vivre personne".
Et la voilà, la vraie tristesse. Cette certitude que l'idéal ne paie pas, ne peut pas payer. Cette démonstration fragrante de la dévaluation de l'idéal par le monde moderne, et avant tout par l'industrie. J'aimerais vivre dans un monde ou tout les enfants qui rêvent d'être astronautes le deviendraient. Et aussi ceux qui se rêvent pompiers. C'est en se fixant les idéaux les plus haut qui soient qu'on se fabrique la force nécessaire sinon à les atteindre, au moins à les approcher.


Heureusement, voilà les rails. Ni plus ni moins, nous traversons en train une partie de la chine, pendant et après que nos fameuses usines ferment. Nous accompagnons un groupe de quatre cheminots et subitement, sans crier gare, Wang Bing décide de faire un peu de mise en scène et, même si le concept d'étalonnage demeure très flou pour lui, nous propose la meilleure utilisation d'une caméra DV qu'il m'ait été donné de voir. Travail subtil sur les lense flare, excellents choix dans les paysages filmés du "point de vue conducteur" qui donne ni plus ni moins l'impression d'être soi même un train, levers et couchers de soleils épiques, plans larges enneigés qui lorgnent gentiment vers Bela Tarr...


"A l'ouest des rails" aurait semblé incomplet sans ce final road-movie, ce final-respiration, ou la puissance des images traduit, enfin, et ce malgré la tristesse infinie de certaines rencontres sur la route, la puissance retrouvée de personnages VIVANTS, actifs, avançant vers quelque chose même si rien n'est plus incertain que ce quelque-chose là.


J'ai cru, sept heures durant, assister à une résignation trop paisible pour être acceptable. Mais cette fin en mouvement justifie tout, cet appel final au retour de la force, à l'accumulation de la puissance de l'âme, si tant est que l'on considère l'âme comme génératrice de l'action et non comme réceptacle destinée à la brider et l'empêcher d'exister, tout cela ne pouvait que m'émouvoir, me remplir, me convaincre.


Voilà neuf très belles heures dans une vie. Si W.B avait un poil plus soigné ses plans dès le début, si il ne lui arrivait pas de se mettre à filmer comme un singe épileptique, la note de ce film serait à peu près égale à sa durée.


Allez-voir ce film. Il ne passe absolument nulle part, mais il vous trouvera. Meilleur documentaire depuis Route One, USA de Robert Kramer. Sans problème.


Notes sur les latinismes :


*Par le fait même
**Dans les moeurs et dans les connaissances

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le 1 mars 2015

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