♪Moi, mon colon, celle que j’préfère, c’est la guerre de 14-18 ♫


(G. Brassens)


A l’ouest, rien de nouveau occupe une place historique considérable.
A plus d’un titre.



1930



La dernière guerre, la « der des der » date d’à peine plus de dix ans – et l’on entend à nouveau des bruits de bottes du côté de l’Allemagne.


A l’ouest, rien de nouveau inaugure, dès 1930, le genre des films pacifistes. Et de la façon la plus percutante, à travers une progression narrative immédiate, en quelques étapes, de l’allégresse à la tragédie pour la plus forte des démystifications. On ouvre sur le discours patriotard, à la fois enflammé et mielleux, flatteur et très impératif, du vieux professeur et sur l’accueil enthousiaste, presque sans réserve de la cohorte de ses étudiants. On enchaîne sur les chants de départ, plus qu’enthousiastes de la troupe des enfants soldats. On déchante déjà avec l’entraînement dans la boue, sous les ordres d’un instructeur aussi stupide qu’odieux. Puis ce sont les bombardements, tout près du village et du casernement, les bruits terrifiants. Puis on est confronté avec la réalité de la guerre : les bombardements, les mitrailleuses, les affrontements à l’arme blanche, poignards et baïonnettes, l’horreur des tranchées, la boue toujours, la compagnie des rats, la faim absolue, les amputations – et les premiers morts. A ce moment-là, il n’y a pas besoin de surjouer : les gros plans sur les visages ravagés des soldats perdus ne disent plus qu’une chose – l’horreur absolue.



1930



C’est aussi une date clé dans l’histoire du cinéma – celle de l’avènement du parlant.


Alors qu’en Asie ou en Europe on hésite encore, les USA ont définitivement opté pour le parlant – et avec le film de Lewis Milestone de la plus magistrale des façons.


Le travail sur les bruitages, en particulier pour les scènes de bataille, avec une sonorisation très enveloppante, et plus encore pour les dialogues est si maîtrisé qu’on ne peut pas imaginer que cette nouvelle technologie ait à peine un an.


Il y a mieux : l’irruption du parlant, avec ses nouvelles caméras extrêmement lourdes et peu maniables n’empêche pas la plus grande fluidité dans la mise en scène, avec les plus étonnants des mouvements de caméra – à l’image des immenses travellings latéraux accompagnant la charge des soldats français dans le no man’s land, pour un pandémonium fascinant.


Dans une réalisation où rien n’est laissé au hasard, on retiendra maintes figures de style admirables : des profondeurs de champ d’une grande richesse, avec actions et informations multiples sur tous les plans de l’image, des gros plans scrutant les visages, la plongée écrasant le soldat en permission, lorsqu’il rentre dans sa maison (la marque écrasante de la guerre est indélébile …), les passages au noir avant chaque nouvelle étape et chaque nouvel effondrement, l’ultime surimpression …


Au plan formel également, A l’ouest rien de nouveau est un événement.



1957




1987



L’influence de l’œuvre de Milestone sur Stanley Kubrick est considérable – tant pour les choix narratifs qu’esthétiques, et pour deux de ses films les plus importants :


• 1987 – Full Metal Jacket : Kubrick retient l’idée, excellente, d’aborder la guerre, dans un premier temps, sous l’angle de sa préparation : la formation des soldats par un instructeur terrifiant. Mais il donne bien plus d’ampleur à ce choix narratif qui n’était dans le film de Milestone qu’un chapitre inaugural (certes important puisqu’ouvrant la page de la désillusion), en en faisant presque un premier film dans le film et surtout en radicalisant totalement le propos : l’instructeur d’A l’ouest, rien de nouveau, est une vieille baderne, aussi bête que méchante, ridicule aussi, et que la suite révèlera pathétique ; chez Kubrick, le personnage campé par Lee Ermey est un robot et un monstre, sans autres nuances, et son action conduira, inévitablement, à une violence absolue.
• 1957 – Les sentiers de la gloire : toutes les scènes de tranchée, avec l’impossibilité de se mouvoir dans un espace exigu, une mince bande de terre ont évidemment inspiré Kubrick (on se souvient des travellings en aller-retour accomplis par Kirk Douglas), de même que de la traversée du no man’s land avec ses massacres dantesques.


Mais Kubrick a opté pour un traitement très différent. Ses choix sont radicaux, à commencer par celui de la violence la plus extrême, à l’état pur. Kubrick élimine donc tout ce qui ne relève pas de cette seule violence, tout ce qui occupe pourtant une place conséquente dans le film de Milestone : la fraternisation (les repas festifs, l’amitié, jusqu’au contact avec l’ennemi), la respiration essentielles des pauses (la rencontre avec les jeunes françaises, la permission, mais là ce n’est qu’une illusion), le didactique (quand le soldat tente en vain d’expliquer l’absurdité de la guerre) et même l’humour (qui peut aller jusqu’au burlesque, avec la punition contre le formateur, ou l’éviction alcoolisée du concurrent pour séduire les femmes). Kubrick élimine tout élément de distraction.


Il va même encore plus loin – puisqu’il n’hésite pas à éliminer l’ennemi : on ne voit jamais les soldats allemands dans Les sentiers de la gloire, un seul soldat vietnamien dans full metal jacket. Son propos en fait est très différent : ses films dénoncent surtout l’ennemi « intérieur », images d’une civilisation en train de se détruire, celles de l’instructeur monstrueux ici, et là celle des gradés avides de gloire et d’honneurs jusqu’à sacrifier leurs propres hommes. Kubrick évoque la nature humaine, il réalise des films essentiellement pessimistes, pas pacifistes.



1914-1918



La dénonciation portée par A l’ouest, rien de nouveau, n’en demeure pas moins aussi forte.


Il y a les horreurs de la guerre. Et les blessures ne sont pas seulement physiques. Et Il y a sans doute quelque chose de très symbolique dans la mort ultime et attendue qui clôt le film. Même pour les survivants, le retour à la vie sera impossible.


Il y aussi le décalage monstrueux entre les discours de ceux qui sont loin, de tous les va t’en guerre, le professeur que l’on retrouve à la fin du film face à des élèves qui adhèrent toujours à ses propos et vont jusqu’à rejeter celui qui revient et tente de leur expliquer, ou encore la famille et les amis, autour d’une table de bistrot, définissant les futures stratégies guerrières à la façon d’entraîneurs de foot.


Et l’on peut à nouveau songer à Georges Brassens :

"Les saint-Jean Bouche d'or qui prêchent le martyre / le plus souvent d'ailleurs s'attardent ici bas / Mourir pour des idées, c'est le cas de le dire / c'est leur raison de vivre, ils ne s'en privent pas ..."


Lewis Milestone, cinéaste américain, réussit à retrouver la vision de ceux qui y étaient, les visages effrayés, déformés, écartelés par la peur et par l’horreur – et l’on revoit les scènes peintes par Otto Dix (qui lui était revenu de la guerre), ses grands tableaux, la tranchée ou les mutilés, pour la plus forte des dénonciations,
http://www.brevetdescolleges.fr/images/article/2013/05/la-guerre-otto-dix.jpg
http://www.pearltrees.com/s/pic/or/-70745604


et plus encore ses extraordinaires dessins et ses eaux-fortes
https://narcoticlullabies.files.wordpress.com/2013/10/wounded-soldier-otto-dix.jpg
http://www.deborahfeller.com/news-and-views/wp-content/uploads/2011/07/Dix_Skull_TheWar.jpg
https://armadillocentral.files.wordpress.com/2014/06/otto-dix-totentanz-anno-17.jpg
http://blog.crdp-versailles.fr/fhuardhistgeo/public/1ES-guerre-20e/1GM/le_repas_dans_la_sape_1924.jpg
http://en.wahooart.com/@@/8LT39F-Otto-Dix-Dead-ahead-of-the-position-of-Tahure


(La dernière image, en particulier renvoie, de façon saisissante, à la rencontre tragique entre le héros et le soldat français au fond du trou d’obus).


On peut songer aussi, plus près de nous, au chef d’œuvre de Tardi – au titre à la sobriété définitive, comme le chef d’œuvre de Milestone - « C’était la guerre des tranchées. »

pphf

Écrit par

Critique lue 1.6K fois

32

D'autres avis sur À l'Ouest, rien de nouveau

À l'Ouest, rien de nouveau
pphf
8

De boue les morts

♪Moi, mon colon, celle que j’préfère, c’est la guerre de 14-18 ♫ (G. Brassens) A l’ouest, rien de nouveau occupe une place historique considérable. A plus d’un titre. 1930 La dernière guerre, la «...

Par

le 4 avr. 2015

32 j'aime

À l'Ouest, rien de nouveau
Lilange
8

Misery is a butterfly

“Héros de demain, levez-vous pour votre mère Patrie” Cette idée résonne et bouillonne dans les têtes fraîches et les corps vigoureux de ces jeunes écoliers, naïfs et impressionnables. «Allons-y...

le 19 sept. 2018

28 j'aime

8

À l'Ouest, rien de nouveau
Sergent_Pepper
8

Sa jeunesse ne fut qu’un ténébreux ravage…

Formidable leçon dans le carton initial que cette citation du prologue de Remarque dans son livre, dont le film est l’adaptation : This book is to be neither an accusation nor a confession, and...

le 6 mai 2018

27 j'aime

2

Du même critique

The Lobster
pphf
4

Homard m'a tuer

Prometteur prologue en plan séquence – avec femme, montagnes, route, voiture à l’arrêt, bruine, pré avec ânes, balai d’essuie-glaces, pare-brise et arme à feu. Puis le passage au noir, un titre...

Par

le 31 oct. 2015

142 j'aime

32

M le maudit
pphf
8

Les assassins sont parmi nous*

*C’est le titre initial prévu pour M le maudit, mais rejeté (on se demande bien pourquoi) par la censure de l’époque et par quelques fidèles du sieur Goebbels. Et pourtant, rien dans le film (ni...

Par

le 12 mars 2015

112 j'aime

8

Le Loup de Wall Street
pphf
9

Martin Scorsese est énorme

Shit - sex - and fric. Le Loup de Wall Street se situe quelque part entre la vulgarité extrême et le génie ultime, on y reviendra. Scorsese franchit le pas. Il n'y avait eu, dans ses films, pas le...

Par

le 27 déc. 2013

101 j'aime

11