Depuis Viva Zapata, le compagnonnage est long entre Elia Kazan et John Steinbeck. East of Eden est un roman foisonnant, très difficile à adapter. Kazan doit donc opérer des choix – il va concentrer son récit sur le personnage de Caleb / James Dean. Mais les finalités (et l’intérêt) consécutifs du film ne sont pas si aisés à déterminer. (Une seule chose est certaine – ce n’est pas une nouvelle tentative pathétiquede justification de la délation et d’exorcisation du passé. Et on s'en réjouit.
Essayons de dérouler l’écheveau.

C’est d’abord un mélodrame, un drame familial très classique centré sur le personnage de James Dean – le fils et son père qui ne l’aime pas, le fils et la mère absente, le fils et son frère, le bon et le mauvais, le conformiste et le rebelle, rivalité et jalousie. Un mélodrame classique et assez lourd, souffrant d’un excès de théâtralité (le passé brillant de Kazan transposé au cinéma, comme souvent) : les dialogues peuvent sembler longs, répétitifs, roboratifs.

Et les péripéties qui viennent nourrir le drame – le choix cornélien entre les salades congelées / décongelées / pourries et les haricots spéculatifs, ne sont pas forcément passionnantes.

C’est aussi, et c’est répété partout, une parabole – avec des références très (trop) explicites à la Bible. Cain et Abel, Caleb et Aaron (si ce dernier s’était appelé Alain, on aurait même une contrepèterie approximative.)Le fils aimé par son père et par Dieu, dont le cadeau (l’annonce de ses fiançailles …) est évidemment largement préféré à celui de son frère maudit (qui n’avait certes pas d’autre finalité … que de sauver la situation désespérée du père.) Qui s’appelle évidemment Adam. Et, au cas où le spectateur n’aurait pas compris, un personnage secondaire invite Cain / Caleb /Dean à partir, comme le premier meurtrier, à l’est d’Eden. Selon la légende, Cain y aurait conçu sa propre descendance, la race, toujours en marge, des révoltés. Tout cela est assez pesant – et on peut préférer , dans l’adaptation renouvelée du mythe, celle de l’affrontement mortel des deux frères autour de la femme, l’interprétation qu’en ose Terence Malick dans les Moissons du ciel : absconse peut-être, mais fluide, presque sans mots, d’une étonnante confusion aérienne.

Toujours dans la perspective biblique, le refuge de la mère (à l’ouest ?), en tenancière de maison très close, évoque sans doute une image de l’enfer. Et l’on ne peut s’empêcher de penser (comme dans certains écrits bibliques apocryphes) que Cain / Caleb n’est pas le fils d’Adam et Eve, mais plus sûrement de Satan et Eve – et que l’histoire va se répéter à travers la rivalité de Caleb et Aaron.

Dans cette perspective, les références constantes à l’extrême puritanisme du père et de la société américaine, sa bonté stéréotypée et bornée, sa tonalité perpétuellement moralisatrice, ont assurément beaucoup vieilli – et constituent sans doute le principal handicap d’East of Eden.

Mais l’analyse ne saurait s’arrêter à ces premières évidences assez lourdes.

Car East of Eden, c’est aussi du cinéma. Kazan découvre la couleur et avec son chef opérateur Ted Mc Cord il propose des profondeurs de champ magistrales, de très beaux contrastes entre des intérieurs cossus, surchargés, assez sombres et des extérieurs lumineux - ah, le plan de Caleb étendu au milieu de ses plantations, l’étonnant changement de lumière au moment de la rencontre entre la mère et le fils. Il ose les plans obliques lors des confrontations plus que tendues entre le père et ses fils, les fameux plans « débullés » (dont Kalatozov, dans des œuvres sans rapport avec celle de Kazan … fera presque une signature esthétique), interpelle le spectateur avec de très longs travellings, à la construction assez insolite – la caméra suivant Kate avant de passer devant Caleb désormais en avant plan pour épouser alors le point de vue de celui-ci, la filature d’Aaron et Abra par Caleb, devant et derrière les arbres, Caleb et le train …

East of Eden, c’est aussi, évidemment James Dean – au jeu absolument décalé (comme les fameux plans débullés). Je ne suis pas loin de penser qu’il joue même extrêmement faux : il court, de façon très désordonnée, mal coordonnée, semble souvent très absent, saute, explose (jamais totalement en fait), ne prend jamais le chemin le plus court, dérobe son regard – toutes ces postures semblant effectivement souvent peu liées à l’événement dans lequel elles s’inscrivent. Il en reste une image assez insolite de la révolte, une incarnation nouvelle et assurément charismatique de la rébellion.
(Et elle semble d’autant plus forte que la réplique offerte par Abel / Aaron / Richard Davalos est d’une extrême mollesse. Un ectoplasme.)

L’essentiel est sans doute là.
East of Eden a aussi une vraie portée sociale.
Le monde où s’inscrit l’action est en train de se déliter – entre la guerre qui pointe, la spéculation, la xénophobie avec les foules en troupeau prêtes au lynchage. Et dans ce monde la jeunesse qui ne trouve plus sa place est prête à se rebeller, malgré elle. Le monde est en train de basculer.
Entre le conformisme pavé des meilleures intentions et la révolte maladroite, parfois désespérée, parfois malsaine et en même temps séduisante (la femme ne s’y trompe pas), tournée vers l’action, incertaine , incohérente, contestable et flamboyante , le choix de Kazan est évident.
pphf

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