*Petite précision visant à prévenir tout malentendu : l’écriture du présent papier fut entamée avant et terminée après lecture du numéro spécial Tom Cruise/Brad Bird de Rockyrama. C’est donc un périlleux exercice de slalom au cours duquel je n’aurai pu me résoudre à abandonner certaines idées pourtant bien mieux exposées dans les colonnes du fanzine et ne pas répéter certaines informations tout simplement inévitables. Pour le reste, c’est spolier garanti à tous les étages.*


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Question philo à deux balles : croit-on ce que l’on voit ou bien, inversement, ne voit-on que ce que l’on croit ? Chacun, bien sûr, connaît les réponses de Saint Thomas, Platon ou encore les Wachowski à ce sujet. Mais qu’en est-il de Brad Bird au juste ? Brad Bird le voyant, évidemment, celui qui, film après film, apparaît comme l’un des plus adaptables et inventifs cinéastes actuellement en circulation à Hollywood. Mais aussi Brad Bird le croyant, ce drôle d’oiseau dont chaque nouvel augure filmique semble se faire un devoir de tordre le cou au principe de réalité, façon cartoon.


C’est que, ne l’oublions pas, éternel sale gosse ayant tapé dans l’œil d’un des grands noms de l’âge d’or des studios Disney (Milt Kahl, qui remarqua son premier essai patiemment couvé entre 11 et 14 ans), l’homme-pile-électrique est issu de l’animation traditionnelle, vénérable empire de la plasticité et de la créativité à l’état pur. Quelques feuilles de papier, un bout de crayon, pas mal de sueur, et le reste de découler le plus visuellement possible de l’imagination : voilà pour la genèse de tout et à peu près n’importe quoi en ce royaume aujourd’hui enfoui sous d’innombrables couches de 1 et de 0.


Il s’agit donc d’être précis, car nul hasard ne saurait être envisageable dans le travail de cet authentique control freak qu’est l’ancien consultant visuel des Simpsons - par ailleurs aussi très fin imitateur de l’Amiral Ackbar, paix à son âme. Mais gare également à l’autre grand écueil critique : celui consistant à ne voir que ce qui nous arrange, abusé par cette grille de lecture faisant de l’Ôteur le roi, défenseur d’un seul et tyrannique point de vue, plutôt que son fou, poil à gratter questionnant notre rapport au monde et à ses multiples reflets comme on tire sur un élastique pour le mettre à l’épreuve.


L’oiseau au plumage brouillage


Alors, objectiviste aveugle, le Bradou, comme on le caricature parfois ? Mouais. M’est avis que si Ayn Rand, la femme à l’origine de cette philosophie de l’« égoïsme rationnel » devenue socle mythologique de l’ultra-libéralisme ricain, entendait cela, elle se retournerait dans sa tombe. Le simple fait que les héros birdiens agissent de façon altruiste, hantise absolue de Rand, étant tout de même un sacré contre-argument ! Et puis, du reste, il n’est pas dit que le réalisateur lui-même, tout libertaire forcené qu’il soit, apprécie non plus cette affiliation, lui dont les idées sont certes bien arrêtées mais tout sauf doctrinaires.


Ce qui ne veut pas pour autant dire que le Monsieur, à l’instar de Ratatouille et des deux Indestructibles, ne puise pas dans le réservoir fictionnel randien - surtout cette idée du talent individuel empêché par la société… Seulement, quand l’héritier de Walt Disney et Tex Avery réunis fait d’un concept son nid, il ne le fait pas à moitié. Ni partial, ni simpliste, même et surtout lorsqu’il s’adresse à tous, lui aime à répéter à ses esclaves de collaborateurs qu’il faut « utiliser tous les morceaux du bison ! » C’est-à-dire travailler ledit concept sous tous les angles possibles et imaginables. Parce qu’il faut le remplir, son film !


Damon Lindelof étant à l’origine du projet, Tomorrowland travaille de fait bel et bien certaines idées randiennes. Et notamment celle de l’exil des génies, fatigués de tirer à bout de bras une majorité perçue comme un ramassis de parasites attendant passivement que plus entreprenants qu’eux les sauvent de leur médiocrité. De l’hybris de l’équipage de Prometheus au projet Dharma de Lost en passant par le pitch de base de The Leftlovers, nul besoin en effet d’aller chercher bien loin l’influence d’Atlas Shrugged (La Grève) sur les travaux de Lindelof. Cela dit, pour Brad Bird comme pour son co-scénariste, le roman phare d’Ayn Rand s’avère autant source d’inspiration qu’objet à questionner et in fine (partiellement) retourner contre lui-même.


Qu’advient-il en ce sens, d’après eux, une fois que les génies ont fermé les écoutilles de leur tour d’ivoire ? L’invention de trop, à savoir ce Monitor qui, comme un algorithme suggère un achat, nous « invite » à accepter en toute apathie la fin du monde - là où elle est censée être la conséquence « naturelle » du vide laissé par les cerveaux chez Rand. À l’image, c’est cette idée aussi minimaliste que performative du compte à rebours au bout duquel chacun se suspend, comme hypnotisé. Par croyance paradoxale en la vérité des chiffres sans doute, un peu comme nous autres avec les marchés boursiers. Mais peut-être aussi avec le secret désir de voir ce qui se passera au-delà… Bref, scénario catastrophe au carré, Tomorrowland portraiture une humanité qui, non contente de se scinder en deux façon Titanic, voit dans ce dédoublement non pas l’occasion de prendre du recul et corriger le cap mais, comble de l’ironie, de « gober » comme n’importe quel pop-corn movie la mise en scène de sa propre Chute.


Une relecture randienne assez atypique si ce n’est totalement hérétique, non ? Rien de plus birdien en tout cas, tant c’est là typiquement la façon de faire du bonhomme : transformer une thèse trop parfaite pour être honnête en un problème type retourneur de cerveau. Charge alors au récit de formuler la chose (et son contraire !) d’une manière aussi dialectique que divertissante, avec thèse, antithèse, multiples inversions des « pôles thétiques » et tout ce qui, non content de produire de la dramaturgie et moult effets « Wow ! » et « Hein ?! », ramène l’Homme à sa condition d’animal contradictoire en constante réaction face à son univers. En substance, la définition d’un bon film selon notre oiseau rare : un rollercoaster sans frein nous donnant à cogiter après et seulement après nous avoir sérieusement volé dans les plumes.


Histoire, si l’on peut dire, de ne pas faire mentir l’adage selon lequel on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs.


Ailes du désir et gravité du conflit


Le fait est que Brad Bird, derrière la rondeur de ses traits avenants bien que vaguement trumpiens (idem pour sa voix, étonnante ressemblance !), n’est pas vraiment le plus pacifiste des cinéastes. Chez lui, tout paraît même n’être que conflit, à commencer par celui, au fondement même du burlesque dont dérive le cartoon, de l’Homme face à son environnement. Ou encore l’Homme face à ses outils, ses semblables, et, finalement, à l’instar d’une arme de destruction massive se découvrant une âme de pacifiste, à lui-même. Idée pas inintéressante lorsqu’on se souvient que le visage du réalisateur, décidément très instructif, a servi de modèle pour à la fois M. Indestrutible et sa némésis Syndrome… Enfin, tout ça pour dire que, dans Tomorrowland, la consigne ne change pas d’un iota : war on everyone !!


Jugez plutôt : à peine Frank Walker vient-il d’entamer son récit sur un ton consensuellement alarmiste que Casey Newton, l’optimiste radicale, lui coupe le sifflet pour reprendre en main cadre et narration. Le parasite, la pomme de discorde, c’est elle ici ! Elle qui sabote des infrastructures d’utilité publique (le site de la NASA) pour… quoi ? qu’elles le demeurent ?! Elle qui, là où tous les autres ne voient qu’écrans fatals, apocalypse et nuit sans horizon, entraperçoit un futur aussi lumineux et coloré que celui des 60’s. Ah, ça y est, on la tient là ! Nostalgique d’une époque qu’elle n’a jamais connue, la fifille à son papa, hein ? Et ben non, même pas, juste les yeux tournés vers les étoiles comme vers l’avenir. Ce qui ne l’empêche pas de demeurer engluée dans son propre espace-temps, mais, il y a encore un mais, toujours dans un rapport conflictuel avec celui-ci. Parce que, eh oui, boy-scouts also rebel, faut croire.


Et cette logique conflictuelle, en l’état déjà bien métastasée, de se poursuivre sur les terrains existentiel et « politique ». Aussi laissons-la parler. Si comme le dit le bon sens spielbergien : « il n’y a rien de plus réel [comprendre : immédiat, tangible, concret] que la réalité », tous les futurs envisageables, eux, ne sont jamais que virtualité, projections mentales et fantasmes chrono-dégradables. Des fantômes que Casey ne peut que caresser du regard. De quoi encore ajouter à son complexe de l’albatros - ce salaud qui nous coupe les ailes avant même d’avoir pu les déployer ! Puisqu’à chaque fois qu’elle touche le pin’s et se croit partie pour Shangri-La, arrive tôt ou tard un moment où son contexte réel, aussi invisible soit-il à ses yeux, vient de la plus violente et slapstick des façons lui ramener les pieds sur Terre... quand ce n’est pas carrément le cul ! Résultat : point d’envolée au septième ciel pour elle, mais juste le constat qu’il n’y a plus aujourd’hui assez de rêveurs pour alimenter les utopies, même au cinéma.


Alors quoi, l’auteur du Géant de fer jouerait la banale carte du manichéisme donneur de leçons ? Bon loup/mauvais loup, regard horizon vs regard écran, celle qui se demande ce qu’elle peut faire pour son pays face à ceux qui attendent tout de lui ? Hmm, pas seulement. Jeter un œil à la filmographie de Brad Bird, c’est en effet constater que, oui, ce dialogue musclé entre fantasmes et réalité est de tous ses films (côté randien), mais, non, jamais dans une configuration où l’un des pôles aurait intérêt à mettre l’autre définitivement K.O. (côté anti-randien). Les deux s’apparenteraient plutôt à un couple type les deux côtés de la Force : radicalement opposés mais l’un n’allant pourtant pas sans l’autre. Dans Les Indestructibles et Protocole fantôme, par exemple, ce sont ces constantes irruptions du quotidien dans l’action (ventre qui coince, gadget qui déconne…) en rappel de la nature duale du héros, mi dieu mi homme. Tandis que dans Ratatouille, c’est le principe du mecha et son pilote qui amène le génie Rémy à collaborer avec le médiocre Linguini.


Pas si simple, aussi, répétons-le, puisque là où le parcours de l’emmerdeuse Casey est jalonné de nombreuses chutes et désillusions, celui de son négatif Frank, vieux con ayant fini par croire à l’impossible, consiste à l’inverse à relever la tête et réenchanter son regard. Par quel miracle ? En renouant avec la spontanéité de l’enfant qu’il était autrefois. Ce gamin dont le prologue nous déroulait déjà tout le destin à travers son triple réseau de références : Superman d’abord (pour le désir de vol et l’espoir), Le Magicien d’Oz ensuite (pour le rêve et ce qui se cache derrière son rideau) et Icare enfin (pour la Chute, toujours elle). Ainsi les trajectoires des deux personnages, au départ si opposées, se rejoignent-elles en quelque sorte à mi altitude. Comme une façon de réconcilier les extrêmes sous les auspices d’une marraine la bonne fée répondant au nom d’Athéna, déesse des conflits les mieux réglés et, on le sait moins, du « just do it » (1).


On le voit dès lors, l’antagonisme birdien, hyperactif et tous azimuts mais néanmoins tenu par une mystérieuse ligne claire (aussi bien narrative qu’esthétique), n’a rien d’un automatisme. C’est au contraire, un peu comme chez Frank Capra avec lequel Brad Bird partage sens du tempo et idéalisme à tout épreuve, le moteur d’une perpétuelle réinvention de son jeu. Principe consistant à tirer le tapis sous tout ce qui menace de ronronner et mitrailler le spectateur quasi non-stop avec ses idées - quitte à parfois distribuer les meilleurs arguments aux grands méchants (Syndrome, Nix, The Screenslaver). Car là où certains ne voient qu’en noir, blanc ou gris, Brad Bird, lui, affiche toutes les couleurs de l’arc-en-ciel clignotant telle une silly symphony. Et à bien y regarder, ce n’est pas qu’à ses thèmes et personnages qu’il fait subir pareil traitement de choc, Tomorrowland étant au fond une histoire d’imaginaires et donc d’images.


Or, qui dit images dit multiplicité des regards posés sur elles, terrain de jeu idéal pour qui a été biberonné aux meilleurs crus d’oncle Walt comme aux plus camp des feuilletons TV des 60’s.


Il faut cultiver son horizon


À ma droite, François Truffaut, pour qui « Le cinéma, c’est la vérité 24 fois par seconde ». À ma gauche, Brian De Palma, selon lequel c’est « le MENSONGE 24 fois par seconde ! » Où situer Brad Bird dans cette équation ? Un peu des deux côtés, semble-t-il. Dès l’ouverture du film (le logo Disney redesigné en Tomorrowland, un Big Bang de pixels aveuglant, puis Frank s’adressant directement à la caméra), le réalisateur ne fait pas mystère de ses intentions : nous parler imageries. Celles qui, à bien y regarder, sont toutes des constructions, des mensonges. Mais des mensonges portant en eux certaines de nos plus intimes vérités. Et des vérités que, à en juger par la brutalité du montage (conflictuel évidemment) et la fréquence des arrêts sur image dans les récits de Frank et Casey, il y aurait urgence à faire éclater. Aussi pourquoi, dans ces conditions, s’embarrasser des bonnes manières du naturalisme ?


La suite ne dévie pas d’un cil : souvenirs d’enfance embellis par la nostalgie pour lui, en home video pour elle. Puis ce mural - un champignon atomique - balayé de notre regard par Casey passant devant en moto avant d’aller pirater des écrans de surveillance. Pour quoi faire ? Retarder le démantèlement d’une plateforme de lancement dont l’image paraît faire écho à celle du graffiti. Comme si l’une (clouage au sol de l’utopie) découlait de l’autre (idée du no future). Et qu’il s’agissait de retourner cette fatalité dans une assez lucasienne idée de la rébellion. Mais pas formulée n’importe comment, cette rébellion, puisqu’à travers tout un réseau de référents. Avec, d’abord, ce spielberg shot typique où Casey, cuir noir à la Brando sur le dos, jette un dernier regard à la plateforme. Puis en amorce du plan suivant, cette étrange silhouette (Athéna en mode terminator) l’épiant dans l’ombre. Autrement dit exactement comme le faisait déjà Mirage avec Bob Parr, et avec la même idée de recrutement derrière la tête.


À l’invocation de certaines imageries (Spielberg, Lucas, Cameron, trois emblèmes de la rêverie au cinéma) se joint ainsi une réelle prise de recul sur leur sens. Et pour cause, s’il y a quelqu’un qui connaît le pouvoir évocateur des images, ne serait-ce que parce qu’il passe son temps à se demander comment diriger notre regard et (dés)orienter notre adhésion, c’est bien Brad Bird ! (2) Or, toute l’affaire de son film consiste justement à se demander ce qu’on en fait, de ce pouvoir (pour les créateurs d’images) et de cette puissance d’évocation sensée déverrouiller tous les imaginaires (pour nous spectateurs). Car c’est là un fait objectif : qu’elles servent de spot publicitaire personnalisé en VR ou de boule de cristal carburant à l’intelligence artificielle, les images font partie intégrante de notre vie, au point même d’en constituer aujourd’hui le tissu premier. D’où, au-delà du constat un peu bateau que nous sommes tous sans cesse « inceptionnés », la pertinence de cette question : que fait-on de nos images, et avec elles de nos imaginaires ?


Une question d’horizon, en somme, et que Brad Bird, en bon américain ayant inscrit dans ses gènes la mythologie de la Frontière, formule comme telle. Son postulat de départ ? Un monde, le nôtre, qui aurait perdu de vue cet horizon : pouf, disparu, comme ça, avec ceux qui étaient censés le garder à portée de tous… plutôt que le mettre sous cloche. Alors forcément, sans ce repère, chacun se retrouve à tanguer, parce que, c’est bien connu, il faut une horizontale pour tenir sa verticale. Bon, ok, dit comme ça, la chose peut sembler un peu abstraite. Mais voyez comme le petit Frank et son jet-pack plus gros que lui, perdu dans la brume, ne cesse de faire le yoyo jusqu’à ce qu’Athéna l’amène devant la skyline de sa cité d’émeraude. La même qui, à chaque fois que Casey touche son pin’s, fait d’elle cette graine de génie s’élevant vers le Soleil comme le blé dans le champ environnant. Ce mouvement ascensionnel, cet effet Superman, cette transcendance de l’australopithèque en homo erectus, c’est la conséquence concrète du regard horizon : la projection de sa vue dans l’espace comme son esprit dans le futur.


Mais, problème, le fait que ce que l’on nomme ici horizon, futur ou imaginaire est comme toute idée : enraciné dans le présent et soumis aux humeurs du zeitgheist. Lorsqu’on l’interroge à propos de Tomorrowland, l’attraction de Disney World à l’origine de son film, c’est ce sur quoi Brad Bird insiste, regrettant qu’à un moment donné les dirigeants du parc aient fait le choix (économique) de ne plus la mettre à jour, la rendant de facto anachronique, stérile. Le calcul, l’abandon, le dépérissement : voilà ce qui menace véritablement notre imaginaire, semble ainsi dire le cinéaste. Et idées de pure mise en scène à l’appui, comme ce culte de l’apocalypse par écrans interposés (hypnose du Monitor) ou cette espèce de plafond de verre. Celui-là même qui, à l’image de Casey éjectée du perron de Frank, transforme chaque tentative d’envol en trajectoire en cloche. Jolie parabole à la fin de laquelle ne manque que le petit nuage de poussière qui, dans le cartoon, nous indique que le Coyote a fini par toucher le fond.


D’homo erectus à homo ejectus, il n’y aurait donc qu’un petit pas. Mais tout comme, réversibilité de l’antagonisme birdien oblige, un décollage vers la Lune peut se retourner en chute brisant finalement ce satané plafond de verre…


Reflet dans un œil de phénix


Ou comment, dans une scène à la symbolique sexuelle explicite, remettre en selle l’un des plus anciens imaginaires futuristes (celui ô combien fertile des expositions universelles des années 1900) pour en faire le seul projectile en mesure de percer à jour la réalité de l’imaginaire contemporain - vaste champ de ruines ! Constat burné et manière on ne peut plus visuelle d’amener Casey à enfin toucher le fond, bien sûr. Mais surtout, une fois prisonnière de cet obscur ventre de la baleine dans l’autre scène pivot où elle désespère (cf. la forme prise par l’arche derrière elle, comme un grand œil plongé dans le noir), rallumer en elle l’étincelle de génie (une révélation, un changement d’axe à 180°, et, hop, v’là t’y pas que l’œil est cette fois d’un blanc immaculé). Parce que c’est comme ça : chez Brad Bird, on a beau connaître le pouvoir des images et jouer avec, on ne les idolâtre pas pour autant. L’idée étant plutôt que, en matière de création, rien ne vaut un œil vierge et une bonne tabula rasa de temps en temps !


Et de fait, c’est un peu la condition sine qua non de l’entertainment : non pas seulement distraire ou divertir - traductions françaises limitées - mais stimuler ! Ce qui, à défaut de pure invention, implique un constant souci du renouvellement. Cela, Brad Bird le sait si bien qu’il en a fait sa marque de fabrique, sens du rythme et goût de la surprise constituant les deux piliers de son art du storytelling. Cette façon de raconter SON histoire à travers NOTRE ressenti, avec la mise en scène et la musique de Michael Giacchino pour seules courroies de transmission (3). Trois illustrations de cette méthode : 1) un brusque mouvement d’appareil, latéral ou panoramique, faisant entrer un nouvel élément dans le cadre ; 2) le même genre d’élément apparaissant cette fois depuis la profondeur de champ, quand toute notre attention était jusque-là dirigée vers le premier plan ; et 3) une troisième forme d’apparition, bien plus soudaine et violente celle-ci, puisque l’élément étranger, coup porté ou autre, fait cette fois de lui-même irruption dans l’image, quand il n’était pas depuis le début caché dans ses plis (Jack-Jack en tant que pur phénomène).


Trois variations d’un même procédé en fin de compte, et la plupart du temps venant couronner un moment de montée en tension : en général une conversation où les cadres se resserrent sur les visages avant qu’un léger recadrage ne désigne la menace et que l’élément perturbateur ne lance les hostilités qui réorienteront les enjeux. C’est du moins sur ce modèle que sont construites les scènes du magasin Blast from the Past et de la maison de Frank, chacune utilisant au maximum les possibilités scénographiques et narratives offertes par leurs décors. Dans sa mise sens dessus dessous, la boutique geek apparaît ainsi comme une capsule temporelle agissant (non sans bug) à la façon d’une plante carnivore. Quand la maison de Frank, elle, fait office de mini-Tomorrowland : on se bat pour y entrer dans un jeu des chaises musicales se terminant en arroseur arrosé. Puis, quelque part entre Maman, j’ai raté l’avion et La Maison démontable de Buster Keaton, on s’émerveille autant qu’on s’effraie de ses propriétés de couteau suisse.


De là peut-être retenir cette idée, comme une épine dans le cul du prêt-à-penser, que tous ces espaces fictifs (la boutique, la maison, Tomorowland la pub mais aussi le film) sont moins de véritables lieux qu’autant de variantes d’un même espace mental et collectif sans cesse labouré. Sorte de toile blanche sur laquelle projeter le pire comme le meilleur, autrement dit ni plus ni moins que ce qu’on en fait ! Ou comme le résume Brad Bird lui-même : a state of mind. Si proche qu’on peut s’y voir transporté en un clin d’oeil - pouvoir de l’imaginaire - et en même temps si perméable au réel que certains apprentis sorciers, baguette algorithmique en main, n’ont de cesse de vouloir prédire ses rendements au dollar près. Soit les petits malins à la manœuvre derrière cette conception du cinéma comme simple produit d’appel ou contenus destiné à alimenter le rig, entonnoir dans lequel déverser toujours plus de productions à consommer en binge watching, mais n’en conditionnant pas moins, à la longue, nos regards.


Autant de visions courtermistes qui, au-delà des modes de consommation culturelle, rendent compte d’un certain état du monde en cette ère numérique. Un temps si connecté à l’empire de l’immédiat qu’il semble dénué de tout recul historique. Un monde si obnubilé par les data que même les notions d’humanité et de réalité deviennent abstraites, relatives et sujettes à spéculations. De quoi nourrir les réactionnaires de tout poil, eux et leur obsession de de ce qui est sensé avoir toujours été, là où plus pertinent serait peut-être de poser le problème en termes de perspectives, de ligne à tracer entre aujourd’hui et demain… Enfin, peut-être est-ce en faire trop dire à Tomorrowland. Mais n’est-ce pas là le propre de certains films, après tout, que de nous amener à tirer des plans sur la comète, à se sentir pousser des ailes et, suivant leur exemple, autorisé à croire à nouveau en la capacité de l’imaginaire collectif à renaître de ses cendres ?


Just see it.


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(1) En tant qu’Athéna Nikè, déesse de la Victoire ailée, la fille de Zeus est en effet à l’origine du nom de la fameuse marque à la virgule, Nike, et donc indirectement de son slogan « just do it », dont Brad Bird semble particulièrement apprécier l’idée.
(2) « Je pense qu’une scène d’action réussie, il n’y a rien de plus difficile à concevoir. Beaucoup de mes films préférés comportent de grandes scènes d’action. C’est un véritable casse-tête de créer quelque chose qui va très vite et où pourtant tout le monde comprend ce qui se passe. John McTiernan, George Miller, Steven Spielberg, James Cameron et les Wachowski savent parfaitement faire cela. Mais c’est à chaque fois une remise à plat : réussir une grande scène d’action une fois, ça ne veut pas dire que ça sera facile la fois d’après. Chaque scène d’action est difficile, comporte ses propres problèmes, c’est un peu comme une grille de mots croisés, c’est à chaque fois différent et tout aussi dur que la fois précédente. », Brad Bird : la boîte à idées, entretien avec le réalisateur par Arnaud Bordas, capturemag.net, 10 juillet 2018.
(3) « Les cinéastes que j’admire le plus considèrent les images comme de la musique, et le montage comme du tempo. Un long plan que vous faites durer, ponctué d’une salve de plans rapides, puis changement d’axe dissonant, etc. De sorte que le public ne s’habitue jamais à un rythme. Accélérer, décélérer, varier les gammes. », Brad Bird, Première, n°486, p.48-49.

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le 24 sept. 2018

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