L'Autriche a été dernièrement le territoire de deux faits divers sordides et terribles qui, lorsqu'ils furent révélés, ébranlèrent tout le pays et connurent même un retentissement au-delà des frontières. L'un des deux – la séquestration d'une fille par son père pendant 24 années – a inspiré le romancier Régis Jauffret qui, avec Claustria, a signé un livre remarqué où l'enquête sur place tenait une part importante. Aujourd'hui c'est le cinéaste charentais Frédéric Videau qui construit son deuxième long-métrage À moi seule à partir de l'autre drame, l'enlèvement et l'emprisonnement de Natascha Kampusch. Mais, comme le précise d'emblée un carton introductif, le film revendique le genre fictionnel et s'intéresse aussi bien au passé qu'au présent. Le passé, évoqué par des flashbacks sans volonté de respecter la chronologie, c'est donc le temps de la captivité de Gaëlle par Vincent. Et le présent, la libération de l'adolescente et son retour à la vie normale. Celle-ci intervient dès les premières scènes du film, indiquant au spectateur qu'on ne va pas lui raconter les années de détention (et éventuellement les tentatives d'évasion), mais la manière dont celles-ci vont déterminer le futur cheminement de Gaëlle, son rapport aux autres (ses parents, les médecins de l'institution dans laquelle elle a été placée) et les étapes de la reconstruction devant aboutir à une libération plus personnelle et plus profonde.

À moi seule est une œuvre déconcertante et paradoxalement forte, qui a aussi l'audace de mettre de côté les explications et justifications. Elle vise d'abord à montrer l'étrangeté et la complexité de la relation qui s'est nouée entre Gaëlle et son ravisseur. Celui-ci, dont rien ne nous sera dit de ses motivations, fait preuve tout à tour de douceur et d'attention, puis d'une extrême violence qui éclate soudainement. Une relation qui a autant à voir avec la protection, l'éducation et la peur de la solitude. Le tandem bien connu de la fascination et de la répulsion. C'est tout l'art du film, attentif aux moindres signes qu'il guette et restitue, de nous en faire ressentir l'ambigüité et même la versatilité tant parfois les rôles paraissent s'inverser et s'entrechoquer. Résumée dans le titre, l'idée majeure réside dans le caractère extraordinaire de l'expérience vécue par Gaëlle qu'elle ne peut, ou ne veut, partager avec personne. À côté d'elle, souriante et forte, ne portant aucun stigmate de ces années de privation de liberté, ses parents sont déboussolés et laminés. Divorcés et assaillis par la culpabilité et les interrogations, ils ne peuvent être d'aucune aide pour Gaëlle.

Peu à peu, le film glisse de la dureté et l'oppression vers la lumière et l'apaisement. Et touche par instants à la grâce, effet d'autant plus troublant qu'elle n'est pas recherchée. Les comédiens y contribuent pour une large part. Agathe Bonitzer et Reda Kateb y sont sublimes d'intensité douloureuse et expriment une palette de sentiments variés et contradictoires, alors que les seconds rôles sont à l'avenant (Noémie Lvovsky, Jacques Bonnaffé et Hélène Filllières). Il n'y a ici aucun désir de romanesque ni de psychologie. À moi seule s'ancre souvent dans le concret et le pragmatique – comment Vincent va-t-il acheter des lunettes pour Gaëlle, par exemple. En faisant de son héroïne une guerrière en voie de reconstruction libératrice, le réalisateur de Variété française prend le pari – réussi de bout en bout – de nous dérouter et nous déranger en ébranlant nos certitudes. La neutralité affichée, à l'opposé d'une distance indifférente, parvient ainsi à exposer avec finesse le trouble et l'équivoque qui caractérisent les rapports entre victime et bourreau.
PatrickBraganti
9
Écrit par

Créée

le 3 avr. 2012

Critique lue 754 fois

14 j'aime

2 commentaires

Critique lue 754 fois

14
2

D'autres avis sur À moi seule

À moi seule
PatrickBraganti
9

Critique de À moi seule par Patrick Braganti

L'Autriche a été dernièrement le territoire de deux faits divers sordides et terribles qui, lorsqu'ils furent révélés, ébranlèrent tout le pays et connurent même un retentissement au-delà des...

le 3 avr. 2012

14 j'aime

2

À moi seule
eloch
8

Page blanche

Sur nos faits divers (le point de départ est le retour, après des années de captivité, de l'autrichienne Natascha Kampusch) les agissements des autres (l'homme qui a kidnappé), ce qui se passe au...

le 22 déc. 2014

7 j'aime

À moi seule
matashi
7

Critique de À moi seule par Lenny Landau

Très joli film sur un sujet pourtant difficile et souvent traité sans aucune subtilité. Ici Frédérique Videau nous propose deux personnages aux relations complexes ; à la fois violence et tendresse...

le 25 févr. 2012

6 j'aime

2

Du même critique

Jeune & Jolie
PatrickBraganti
2

La putain et sa maman

Avec son nouveau film, François Ozon renoue avec sa mauvaise habitude de regarder ses personnages comme un entomologiste avec froideur et distance. On a peine à croire que cette adolescente de 17...

le 23 août 2013

89 j'aime

29

Pas son genre
PatrickBraganti
9

Le philosophe dans le salon

On n’attendait pas le belge Lucas Belvaux, artiste engagé réalisateur de films âpres ancrés dans la réalité sociale, dans une comédie romantique, comme un ‘feel good movie ‘ entre un professeur de...

le 1 mai 2014

44 j'aime

5