À nos corps défendants
7.4
À nos corps défendants

Documentaire de IanB (2020)

La première chose qui étonne au premier visionnage, c'est à quel point le film se concentre sur les faits. Les personnes interrogées passent leur temps à raconter ce qu'il s'est passé, mais bien souvent, une fois le contexte placé, on passe à autre chose. Sans creuser. Le réalisateur ne s'intéresse pas à la personne, mais seulement aux faits qu'elle raconte. D'ailleurs, il ne fait aucun effort pour mettre les interviewés à l'aise : il les filme parfois en extérieur, voire même pire, en présence de l'autorité familiale. C'est idiot... Comment peut-on espérer obtenir quoique ce soit d'un jeune homme devant ses parents ? Se remémorer des violences qu'on a subies et en parler doit être extrêmement difficile, alors la moindre des choses, c'est de créer un espace intime propice à la sincérité. Sinon, c'est du reportage, sans intérêt. On pourrait lire la déposition de la victime, ce serait la même chose.


Hormis quelques passages, il y a une volonté du réalisateur de s'effacer devant les personnes qui racontent leur histoire, dans un souci de représentation. Au tournage, c'est assez réussi, l'intervieweur interrompt assez peu les interviewés. Mais comme disait Epstein, "les images seules ne sont rien, seul le montage les convertit en vérité ou en mensonge". Et c'est clairement au montage qu'il y a un problème. Déjà, certaines séquences sont assez coupées et d'autre pas du tout, c'est assez surprenant. Quand on commence le film avec des très longs plans, apercevoir plus tard trois coupures en une minute a de quoi étonner. C'est peut-être parce que j'ai regardé le film d'un œil méfiant, mais j'ai envie de savoir ce que le réalisateur a supprimé. Le film durant seulement une heure trente, il n'a pas l'excuse de la longueur. Mais ça, à la limite, c'est plus maladroit qu'autre chose.


Non, ce qui me dérange vraiment, ce sont les passages en noir et blanc, avec une voix-off donnant une explication aux violences policières. Quand on veut donner la parole aux victimes, ce n'est pas ce qu'on fait. Les explications doivent venir des interviewés, pas de l'intervieweur. Je trouve le procédé profondément malhonnête. Peut-être que les interviewés sont d'accord avec le message du réalisateur (et quand bien même, j'imagine qu'elles auraient des nuances), mais là n'est pas la question. On ne peut pas prétendre vouloir donner la parole avant tout aux concernés et faire passer ses idées que l'on formule soi-même, tout en gardant les témoignages pour se donner de la crédibilité. A la fin du film, une femme donne une explication raciale aux violences policières : peu importe si elle a tort ou raison, ce qui compte, c'est qu'elle le pense. Elle affirme son individualité, et c'est précisément ce qui est important lorsqu'on prétend s'intéresser aux individus. Malheureusement, la majorité des personnes apparaissant à l'écran n'ont pas son traitement.


D'ailleurs, lors des passages avec la voix-off, il n'y a pas de volonté à offrir une réflexion théorique. Aucune analyse, directement la conclusion. C'est d'autant plus dommage que la description parle du film comme un "message sans concession à l’attention de celles et ceux qui oseraient encore nier le caractère systémique des violences policières". Une personne qui nierait le caractère systémique de ces violences ne changera pas d'avis avec ce film, puisqu'il ne propose aucun argument. Ou alors, c'est qu'elle pense plus avec son cœur qu'avec sa tête, auquel cas elle pourrait très bien changer d'avis deux jours plus tard.


Que ce soit bien clair : je ne critique pas les idées du réalisateurs, ni celles des personnes interrogées. Je juge la démarche artistique, que je trouve profondément hypocrite. Une question reste en suspens : est-ce de la manipulation, ou de la maladresse ? Pour y répondre, nous pouvons voir comment sont traitées deux manifestations, l'une "pro-victimes", et l'autre "pro-policiers". Pour la première, le réalisateur filme de longs discours préparés et puissants dénonçant le racisme d'état. Pour la seconde, le réalisateur filme un homme traiter quelqu'un de racaille, et un autre crier "Va travailler !". C'est bon, j'ai ma réponse. Je n'en veux pas au réalisateur de filmer un débile dans une manif, mais le problème, c'est que ce passage n'est là que pour ça, discréditer l'opposition. Ce n'est pas comme si on s'intéressait à quelqu'un dans la manif, et que l'on entendait ce type de phrases au loin, non : c'est juste pour présenter ces manifestants comme des gens idiots.


Du coup, comment appelle-t-on un film en apparence factuel mais profondément biaisé, qui apporte une thèse sans analyse, et qui est produit dans le but de promouvoir une association ? Un mot, dix lettres : "propagande".


Je n'ai rien contre les films engagés, mais l'engagement, ça se réfléchit. Il y a plein de façons de faire du cinéma politique : donner la parole totale aux concernés (le groupe Medvedkine de Besançon), utiliser le support cinématographique pour proposer une analyse (Bon pied, bon œil et toute sa tête du groupe Cinéthique), mettre en scène une satire de la situation (Vladimir et Rosa du groupe Dziga Vertov), faire une fiction accessible avec un message fort (Les misérables de Ladj Ly)... Et que l'on ne vienne pas me sortir l'excuse du budget, ce n'est pas plus cher de faire preuve d'honnêteté intellectuelle .


C'est néanmoins un film dont je recommande le visionnage, car peu importe la malhonnêteté dont le projet fait preuve, c'est une vision des violences policières qui n'est pas déformée par les médias. Dommage qu'elle le soit par le réalisateur...

jpaix-LE-RETOUR
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le 23 avr. 2020

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