Murielle et Mounir. Deux jeunes qui sont liés par une passion dévorante. Ils crèvent d'envie de se marier, de faire des bébés, d'avoir une belle maison. Bref: de passer le reste de leurs jours à s'aimer...
Une belle histoire d'amour en somme? Oui, sauf que dans ce couple s'immisce le médecin Pinget, le « père adoptif » de Mounir.
Ce dernier, plein aux as, va entretenir le couple et leurs enfants tout en vivant sous le même toit. Et grâce à lui ils auront « la belle vie »: la fameuse maison, le jardin, la vie aisée et une ribambelle d'enfants qui les comblera d'année en année... Que demander de plus?
Pourtant, ce conte de fées va rapidement faire place au huis clos malsain: faute d'intimité, le trio va se retrouver emmurés dans une situation qui amènera la mère au foyer à sa perte.

Comment défendre une oeuvre qui fait déjà polémique avant sa sortie? Comment ne pas tomber dans les travers du sensationnalisme en mettant en scène un infanticide atroce qui a traumatisé une population entière?
Prenons l'exemple de « Pure Fiction » de Marian Handwerker sorti en '98 suite à l'affaire Dutroux: personne n'a à mon sens crié au scandale à cette époque. Pourquoi dès lors une telle polémique avec ce film? Est-ce par peur de montrer froidement l'horreur, le sang, l'enfer?

Pourtant, c'est bel et bien tout le contraire que nous livre ici Joachim Lafosse. Et avec brio!
Son film débute avec quelques scènes d'une douceur palpable: une mère qui fond en larmes. Des petits cercueils blancs qui sont posés dans un avion. Deux hommes qui se jettent dans les bras l'un de l'autre.
Le réalisateur belge, déjà confirmé par l'excellent « L'Elève Libre » ou « Nue Propriété », désamorce le suspens dès les premières minutes de son oeuvre. On connaît déjà la fin tragique: les enfants ne survivront pas.

Non, le pari du cinéaste n'est pas de tenir le spectateur en haleine face au drame de l'infanticide, comme celui de l'affaire Lhermitte, dont il s'est « librement inspiré ».
Peu importe en fin de compte de quelle sordide histoire il alimente son imagination; il aurait pu trouver des idées de scénarios dans bon nombre de faits divers qui ont précédés celui de Nivelles. Ce n'est pas la question ici.
Crevons dès lors l'abcès: ce n'est pas un film sur l'affaire Lhermitte. C'est plutôt la descente aux enfers d'une femme au foyer, qui va dépérir au fil du temps -l'actrice étant d'ailleurs marquée par des signes d'épuisement de plus en plus visibles tout au long des séquences- et qui va s'emmurer dans une situation perverse qui lui échappera complètement.
En gros, telle une recette dont il met les ingrédients à sa propre sauce, Lafosse ne réalise pas un documentaire en relatant froidement les faits mais une (pure) fiction dont il imagine les tenants et aboutissants.
Quels éléments peuvent amener une mère, pourtant débordante d'amour, à tuer sa propre chair? Est-ce dû au fait d'être une épouse (trop) soumise? Ou est-ce par le rôle du père (trop) absent? Ou encore par la présence d'un docteur (trop) intrusif?
Comment expliquer sa chute, sa perte de raison?

Il n'y pas de procès pour autant: le cinéaste ne se pose jamais en juge. C'est plutôt le spectateur qui se trouve sur le divan du psy et qui réfléchit à haute voix en voyant défiler les événements. A lui dès lors de se forger une opinion, compte tenu de sa propre histoire et de sa propre sensibilité.

Comment? C'est en se focalisant sur la psychologie de son trio d'acteurs époustouflant que Lafosse nous pousse à la réflexion -avec une Emilie Dequenne qui s'embarque dans un scénario chirurgical, aseptisé, truffé de respect- et qui livre un jeu d'une force qui crève l'écran.

Néanmoins, malgré la qualité des personnages extrêmement bien pensés,
on peut toutefois reprocher certaines longueurs au récit, ainsi que le fait de se noyer dans certains stéréotypes plutôt lourds, alliant entre autres la culture marocaine à des hommes machistes, violents, profiteurs et incapables de se défaire de leur tutelle familiale qu'ils défendent coûte que coûte. Au prix de leur propre bonheur...

De plus, tout en voyageant dans les méandres de la vie de Murielle, son enfance n'est jamais abordée (à part quelques bribes avec sa soeur qui représente brièvement son passé). Dommage. Quitte à faire de la « psychanalyse », autant forcer le trait jusqu'au bout et aborder qui elle était avant sa rencontre avec son futur « bourreau ».

Par contre, au niveau filmique, la place de la caméra est bien pensée:
que ce soit dans le choix du cadre (la plupart des scènes se passent dans l'appartement confiné jusqu'à amener le spectateur à suffoquer littéralement avec le trio et les enfants) ou lors de l'utilisation de hors-champ lors de la scène fatidique où Murielle appelle un à un ses enfants...

Lafosse a en effet volontairement choisi de ne pas montrer les meurtres. Meurtres qu'on oubliera presque, qu'on ne verra même plus venir... tellement le suspens n'aura pas sa place ici. On est même surpris quand Murielle jette son regard sur l'arme du crime, parmi un gâteau et un DVD qu'elle vient de dérober dans les rayons du supermarché. Nous y voilà... déjà!

Cette pudeur dans le traitement du sujet se reflète également dans les ellipses dont le film fait preuve: la violence dans le couple reste minime, tout comme la perversité du docteur (éléments pourtant bien présents dans l'imaginaire du réalisateur mais invisibles sur grand écran).

La souffrance de la mère, elle aussi, se fait discrète: c'est par petites touches qu'elle pleure, explose de joie ou nous dévoile ses angoisses, sûrement (aussi) afin de rester fidèle au caractère soumis de son personnage.
Bref, c'est donc toute en discrétion mais avec beaucoup de poigne que la talentueuse Dequenne nous délivre ses émotions, avec entre autres une scène de larmes sur fond de « Femmes je vous aime » qui ne vous fera plus jamais écouter Julien Clerc de la même manière....

Arrêtons donc une fois pour toutes de crier au scandale! Non, ce n'est pas une mise en scène de Geneviève Lhermitte! Non, ce n'est pas du voyeurisme! Non, ce n'est pas le portrait grotesque d'un fait divers morbide!
C'est au contraire un film bien pensé, hautement nécessaire, qui exorcise par les questions qu'il pose les « incompréhensions » liées aux infanticides.

Loin d'apporter une réponse universelle, Lafosse réussit son pari: le débat face au tabou est lancé et met le spectateur en état de questionnement.
Voilà une des raisons qui fait que le cinéma -qui plus est le cinéma belge!- est un art à part entière. Voilà un petit bijou intelligent qui vous laissera sans voix...
Un grand merci au cinéma belge d'avoir osé. Et d'avoir réussi!


Didik
9
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le 5 juin 2012

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Didik

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