Travailler et créer à partir du réel et notamment du fait divers est toujours un pari risqué. Peut-être encore plus lorsque le fait divers en question traite de la mort de jeunes enfants : quatre dans le film, cinq dans l’affaire Lhermitte de laquelle il est librement inspiré – soyez rassurés, pas de spoil ici puisque ces décès sont annoncés dès l’ouverture du film, j’y reviendrai.


Avec À perdre la raison, Joachim Lafosse trace l’histoire d’un couple éperdument amoureux, Murielle et Mounir, vivant avec le docteur Pinget, sorte de père adoptif pour Mounir depuis qu’il a quitté le Maroc. Au-delà de leur dépendance financière au médecin, les jeunes gens subissent également une sorte d’emprise émotionnelle, l’homme gardant un œil (mais pas son avis) sur leurs décisions et agissements, même les plus anodins. Tandis que le couple évolue, qu’il se marie, a des enfants, la situation se complique et l’omniprésence de Pinget devient de plus en plus oppressante pour Murielle, conduisant insidieusement les êtres vers une issue digne d’une tragédie grecque.


Étonnamment, les éléments les plus fidèles au réel ne sont pas ceux auxquels on pourrait s’attendre. Davantage que les paramètres fondamentaux du fait divers, ce sont des détails qui semblent tendre vers plus d’exactitude ; ainsi, Lafosse modifie par exemple le nombre d’enfants et leurs âges, mais il intègre à l’histoire des micro-évènements très précis, tels que le vol de l’arme du crime dans un magasin ou l’envoi par courrier des bijoux de Murielle à sa sœur. Pour autant, la quête de vérité est évidente et s’inscrit de façon assez forte dans la mise en scène, dépouillée, sans fioritures car focalisée sur les individus dont elle sonde les failles sans les juger.


Le cadre est souvent encombré, parfois à un point tel qu’il est presque obstrué, particulièrement avec des amorces multiples qui prennent beaucoup de place – parfois trop, on pourrait le reprocher à Lafosse. En résulte une sensation de suffocation : les personnages étouffent, même à l’image. L’autre effet donné par ce cadre embarrassé, c’est l’impression que le spectateur observe ce drame à l’insu de ses acteurs, le dérobe en cachette, épiant au travers d’une serrure, écoutant aux portes. Cela est très à propos, dans l’idée de capter un moment de vérité (recherche récurrente chez ce réalisateur, qui aime se glisser dans les interstices de la sphère privée), censé être dissimulé aux yeux indiscrets, calfeutré entre les murs du foyer. Combien de drames se jouent tous les jours dans les salons des uns et des autres ?


Alors que le temps passe, l’intrigue se construisant avec de nombreuses ellipses, l’état des personnages varie graduellement. Murielle se métamorphose, interprétée par une Émilie Dequenne remarquable. La jeune femme glisse, son visage se transforme, ses vêtements se ternissent ; elle perd de sa lumière, irrémédiablement. Mounir s’efface lui aussi, alors que l’emprise de Pinget ne fait que croître. Les deux hommes sont respectivement joués par Tahar Rahim et Niels Arestrup, qui se retrouvent dans un rapport de force différent de celui du Prophète qui les réunissait déjà, mais pas moins intéressant. Pinget est complexe, insondable, Arestrup le rendant à la fois prévenant et cassant, élégant et insultant. Si les protagonistes masculins sont moins présents que ce qu'on aurait pu imaginer, ce n'est que pour mieux faire sentir la solitude qui pèse sur Murielle et montrer que le joug du docteur s'instille de façon sournoise et souterraine, encore plus destructrice.


Le contact entre les personnages se durcit puis se brise, et bientôt Murielle se retrouve seule. L’unique personne qui semble lui accorder une attention profonde et tendre est la mère de Mounir, qu’elle voit entre autres lorsque la famille se rend au Maroc. Cependant, Rachida ne parle pas français, et si elle porte à Murielle une réelle affection, ça n’en isole pas moins la jeune femme, dont le seul soutien ne peut être que partiel car rendu incomplet par le langage défaillant. Toutefois, cette visite rendue à la famille de Mounir s’avère malgré tout être une parenthèse pleine de chaleur pour Murielle, une respiration rompant son quotidien de plus en plus complexe, aussi lumineuse que l’étaient les premiers moments du couple.


La musique accompagne la progression dramatique et psychologique, sans pour autant l’expliquer ou la rendre pathétique, notamment car il s’agit de musiques classiques et baroques en majorité, avec entre autres Scarlatti, Locatelli et Caldara. Cela permet d’évacuer tout sentimentalisme, comme l’est le sensationnalisme. Ce dernier est complètement avorté. D’une part, avec l’annonce initiale du drame à venir : le film s’ouvre sur Murielle à l’hôpital qui parle d’enterrement au Maroc, avant qu’un plan ne montre quatre petits cercueils blancs placés dans un avion. Toute surprise est désamorcée d’emblée. D’autre part, la tragédie, constituant la séquence finale, se joue hors cadre, et se joue de nous par la même occasion : nous étions prévenus dès le départ qu’une catastrophe allait se produire, et nous n’y assistons finalement pas, tout du moins de manière frontale.


C’est à mon sens tout le tour de force de ce film : éveiller nos attentes avec angoisse, et y répondre en les détournant, avec encore plus de force. Nous prouvant que la suggestion n'a rien à envier à l'illustration, et qu'elle est tout autant vectrice d'émotion.

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le 7 mai 2020

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yvelise_thbt

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