Qu'est-il passé par la tête de Murielle, mère aimante et anxieuse, pour qu'elle tue ce jour-là ses quatre enfants profitant de l'absence de son mari ? C'est la question basique que poserait frontalement l'exercice de pure adaptation de faits divers façon sensationnalisme à la Hondelatte. Mais A Perdre La Raison ne veut rien avoir à voir avec un banal Faites Entrer L'Accusé, et le film préfère emprunter des sentiers moins balisés pour éviter l'enquête ras des pâquerettes. A quoi ressemble alors le nouveau film, apparemment celui de l'adoubement critique pour le jusqu'ici plutôt confidentiel cinéaste belge, de Joachim Lafosse ? Eh bien il a précisément tout de la grande œuvre : saisissant une morbide histoire labellisée « inspirée de faits réels », il la tord dans tous les sens et en explore les moindres recoins pour transformer la chronique événementielle en minutieuse étude sociologique, en bouleversant portrait de femme, en huis-clos angoissant, et finalement en tragédie exemplaire. Voilà ce à quoi ressemble sur le papier A Perdre La Raison, mais sur pellicule, ce foisonnement s'avère moins excitant car pas assez bien dosé, et le film, toujours passionnant cependant, souffle le chaud et le froid.
C'est qu'on ne parvient jamais à voir vraiment où Lafosse veut en venir, ou plutôt laquelle de ses nombreuses pistes il semble vouloir privilégier. Jouant sur tous les terrains, A Perdre La Raison a dans cette optique le bon sens de vite abandonner les pesanteurs du film-dossier ou du film-enquête, préférant se servir de son imposant fait divers de la meilleure des manières : comme la toile de fond à un examen plus théorique. Ainsi, plus que dans l'analyse de l'acte en soi ou même des conséquences directes de cet acte, c'est dans ses à-côté plus signifiants et plus troublants encore que le film réussit le mieux. Il y a 6 ans, Lafosse réalisait Nue Propriété, qui contemplait avec une belle acuité une cellule familiale hautement dysfonctionnelle : dans ce huis-clos étouffant entre une mère et ses deux frères, Lafosse révélait un vrai talent de metteur en scène omniscient et sournois à la Strindberg, scrutant les petites cruautés et les jeux de pouvoir au sein d'un ménage à trois. Il a bien vu l'étrangeté encore plus parlante de ce triangle-là, vrai point névralgique de son récit : au milieu du jeune couple parfait et naïf, un docteur bienfaiteur tombé du ciel qui pour régulariser Mounir l'a adopté à 11 ans, et avec qui les insouciants tourtereaux cohabitent alors même que les enfants se multiplient. Ce postulat incroyable mais vrai est du pain béni pour la minutie de sociologue du cinéaste, qui retrouve sans mal la tension asphyxiante de Nue Propriété, tout en l'enrichissant d'une évidente et lancinante ambiguité. Le docteur est-il animé par un amour paternel ou par une volonté de sujétion matérielle ? Mounir peut-il et est-il capable de s'affranchir de son protecteur comme il s'affranchirait de sa vraie famille ? Murielle n'est-elle pas finalement la véritable intruse dans ce ménage recomposé ? Lafosse pose les bonnes questions en saisissant à bras le corps l'improbable et intenable anormalité de son échantillon, et excelle à en guetter les failles, à en révéler les souffrances et les coups bas. Et il est de plus aidé en cela notamment par ses deux acteurs masculins : Niels Arestrup retrouve son immortelle (Un Prophète, De Battre Mon Cœur S'est Arrêté) partition de père subtilement castrateur et manipulateur, entre douceur et glaçante cruauté, et Tahar Rahim est excellent en mari effacé, soumis, qui tente de s'improviser chef de famille mais ne peut s'émanciper de son entreteneur.
Ce talent de sociologue minutieux se retrouve dans l'exploration pertinente du thème du choc des cultures, qui donne à ce film plutôt froid ses seuls moments d'émotion. Murielle va en effet faire sienne la famille algérienne de Mounir, jusqu'à adopter avant de sombrer une djellaba qu'elle ne quittera plus jusqu'à l'issue fatale, et qui lui vaudra l'ironie du docteur (« tu as l'air ridicule »). Mais ici Lafosse esquisse un transfert complexe et passionnant qui révèle en creux une réfléxion intéressante sur l'identité et l'appartenance à la communauté : Murielle fait on s'en rend compte le chemin inverse de Mounir, qui n'est plus lié que par la langue à ses origines et qui a intégré totalement le cynisme machiste du docteur, quand elle découvre en Algérie la possibilité d'une page blanche, voit un mirage de liberté qu'elle saisit en s'éloignant progressivement de ses racines belges et en devenant elle-même une sorte d'étrangère à sa famille. Lafosse dessine de la sorte un cercle vicieux autant culturel que personnel : de chaque côté, pour chacun, on abandonne une prison pour en retrouver une autre. C'est pourquoi, dans la plus belle scène du film, Murielle tente d'entraîner avec elle vers le large la mère de Mounir : c'est autant un signal de détresse qu'une volonté de se voir enfin acceptée et émancipée. Mais le rêve de la famille de Mounir est ailleurs : multipliant les mariages blancs pour assurer la citoyenneté a leurs enfants, eux voient la liberté là où Murielle voit l'enfermement. L'acculturation comme lâcher-prise autant que comme illusion, c'est bien là le plus fort et le plus pertinent du discours de ce A Perdre La Raison, film tout entier destiné à l'impossible adaptabilité, et donc par endroits éminemment et surtout pertinemment politique : le docteur veut forcer le couple dans un intenable triangle, Mounir rêve d'une indépendance dont il s'est lui-même privé, et Murielle passe déçue, de rêves en rêves, à côté de sa vie. L'omniprésence du carcan social, l'obsession des conventions hante toutes ces figures jusqu'à l'abandon (Murielle), à la démission (Mounir), à la monstruosité (le docteur)...jusqu'au meurtre.
A Perdre La Raison brille donc à décrire la périphérie du désastre, à observer tous les détonateurs indirects de l'acte fatidique, à bâtir une vraie tension et une vraie vision théorique. Seulement, c'est lorsqu'il s'agit d'aborder frontalement le fait divers que le film faiblit, tant il est évident que quand celui-ci doit devenir davantage qu'un prétexte à son habile étude de mœurs, Lafosse ne sait plus vraiment par quel bout prendre cette incroyable histoire. Ici, le parti pris stylistique d'un réalisme du quotidien perd de sa puissance et de son a propos, réduisant sa protagoniste (malgré l'interprétation magistrale d'Emilie Dequenne) à la victime d'une triviale série de petites humiliations, quand le metteur en scène semblait viser plutôt une portée mythique, un symbolisme plus prégnant et universel. Difficile ici de ne pas y voir l'influence des Dardenne, tant l'intention du portrait lorgne copieusement du côté des illustres belges, incontournables épouvantails nationaux (et la présence de Dequenne, légendaire Rosetta, ne fait qu'accentuer cette parenté cruelle pour Lafosse) : mais une fois réalisée à l'écran cette intention n'atteint jamais la puissance d'évocation et le lyrisme de ceux-ci. Outre l'intelligence de leur discours social, la force des Dardenne réside dans une empathie du regard qui parvient miraculeusement à concilier la vérité quotidienne et le caractère exemplaire de leurs protagonistes, à entremêler constamment chronique sociale et fable naturaliste : cette alliance du trivial et du didactique, du réaliste et de l'absurde faisait aussi au passage l'excellence d'un autre récent film de fait divers, La Fille Du RER de Téchiné, avec dans le rôle principal...Dequenne. On ne dit pas qu'on rêvait Murielle en Médée moderne, mais il est regrettable de voir que, par ailleurs si fin, Lafosse se retrouve si démuni au moment de croquer son personnage central. Symptomatique de cette impuissance à donner de l'élévation à son portrait, la dernière demi-heure du film cède à des artifices qui surjouent et sursignifient la descente aux enfers et l'amplification pathos : il en est ainsi dans la plus lourde et odieuse scène du film, où Murielle craque dans sa voiture, filmée complaisamment en un long plan fixe, en écoutant l'horrible diatribe chantée par Julien Clerc sur « Femmes Je Vous Aime ». On a connu féminisme plus délicat. Dans un film comme L'Enfant, les protagonistes étaient des anti-héros tragiques, de vrais emblèmes cathartiques (et la fin de ce magnifique film en faisait d'ailleurs explicitement des victimes expiatoires) et l'enfant sacrifié un pur motif romanesque. Ici, Murielle redevient héroïne malheureuse de fait divers, et les enfants mis à mort son simple résultat, dans un film qui à d'autres égards évitait si bien cette fatale absence de distanciation.
Mais A Perdre La Raison évite cependant, au moment de conclure, sa dégringolade dans un sensationnalisme plus convenu avec une très belle idée. Vers la fin, avant de commettre l'irréparable, Murielle retrouve un étonnant élan de consumérisme et de possession : elle confisque l'argent de son bienfaiteur, vole au hasard dans les supermarchés, gâte ses enfants qu'elle a pourtant déjà condamnés. Dans ce film consacré dans sa meilleure partie à la sujétion matérielle, aux pulsions de domination, c'est une forme de revanche contre le docteur, contre les hommes en général : une dernière volonté d'indépendance. Lafosse retrouve alors en bout de course toute l'acerbité de sa critique sociale et de sa charge politique, en plus d'ouvrir enfin la voie à un féminisme original que n'aurait pas renié le Chabrol de Violette Nozière ou de La Cérémonie. Car si cet ultime délire de possession est une vengeance dérisoire, il n'a rien d'une dernière faiblesse de ménagère : il est aussi une tentative désespérée, après le mirage de liberté dépouillée en Algérie, de renouer avec le mode de vie opulent qu'elle a toujours connu, et la déception une nouvelle fois devant une inaltérable insatisfaction. Cette tentative culmine dans la scène attendue, et pour le coup habilement glaçante et ouatée, du passage à l'acte (dommage qu'on doive se farcir après un dernier plan au ralenti digne d'un épisode de Detective) : rentrant chez elle, Murielle appelle ses enfants, leur offre chacun des jouets, les aligne, puis les appelle un par un, du plus petit au plus grand, pour un terrible hors-champ. Recompter, faire un dernier bilan, avant de tout foutre en l'air. Vérifier, voir si ça vaut la peine, si la faillite personnelle est évitable. Puis fermer boutique. Dernier inventaire avant liquidation.
jackstrummer
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le 13 janv. 2014

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